TiK Tok : CoSE a été auditionné par le Sénat

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Dans le cadre de la Commission d’enquête sur l’utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d’influence, Sabine Duflo, membre de CoSE a été auditionnée par le sénat

Ci-dessous la partie sur les effets psychologiques et sanitaires…

Le rapport complet en cliquant ici ou ci dessous la partie sur les effets pychologiques et sanitaires que CoSE a contribué à écrire

La tactique TikTok : opacité, addiction et ombres chinoises – Rapport

VI. DES EFFETS PSYCHOLOGIQUES ET SANITAIRES À NE PAS SOUS-ESTIMER

Les interrogations et les débats sur TikTok dans l’espace public sont autant, sinon davantage liés à la question de l’« addictivité 188(*)» ou non de la plateforme, qu’à celle de ses liens avec la Chine. En effet, avec 22 millions d’utilisateurs en France dont de très nombreux enfants et plus d’une heure trois quart de visionnage de vidéos par jour en moyenne (donc beaucoup plus pour certains utilisateurs), chaque famille ou presque a pu constater que l’arrivée de l’application représente un véritable bouleversement.

A. « ADDICTION » ? « ABRUTISSEMENT » ? : UNE « RADICALISATION » DES EFFETS DES PLATEFORMES NUMÉRIQUES

1. Une absence de consensus scientifique sur la qualification des effets de TikTok…

A) UNE LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE ENCORE LIMITÉE SUR TIKTOK

Il n’existe aujourd’hui pratiquement pas d’études scientifiques sur les conséquences psychiques et psychologiques de TikTok. La difficulté à établir des analyses en la matière tient en grande partie à la relative jeunesse de l’application, qui ne permet pas de disposer du recul suffisant. Ce manque a été pointé lors des auditions de la commission d’enquête à la fois par M. Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l’éducation à l’Université Paris-Cité, et par les psychologues rattachés à l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation au numérique (OPEN).

Une étude, très récente, publiée dans la revue Pyschiatry Research189(*)a néanmoins tenté d’examiner l’association entre l’utilisation d’applications de vidéos courtes comme TikTok et les facteurs psychosociaux. L’enquête s’est déroulée dans trois provinces de Chine. Les résultats, contrastés, montreraient que les utilisateurs addictifs de vidéos courtes présenteraient des conditions de santé mentale plus mauvaises que les non-utilisateurs et les utilisateurs modérés, avec des niveaux plus élevés de dépression, d’anxiété et de stress.

Ces utilisateurs auraient également davantage de problèmes d’attention et une qualité de sommeil plus faible. Cette étude suggérerait ainsi que les utilisateurs addictifs de TikTok connaissent une situation plus défavorable que les autres, en ce qui concerne la santé mentale, la famille et les conditions scolaires. Une utilisation modérée ne serait donc cependant pas forcément associée à une mauvaise santé mentale ou à de mauvais résultats scolaires. Dans le cas de TikTok, tout le problème vient cependant de la définition retenue pour une « utilisation modérée », sachant que la moyenne quotidienne est de plus d’1h45 actuellement.

B) DES DANGERS DÉMONTRÉS SUR LES MOINS DE 3 ANS ET SUR LE SOMMEIL DES ENFANTS

Plus globalement, les études sur les effets des réseaux sociaux et des écrans sur les enfants et adolescents (qui ne prennent pas encore en compte les effets propres de TikTok) apportent des éléments contradictoires, comme le souligne en France le Haut conseil de la santé publique190(*). L’analyse des études met en avant des résultats contrastés sur l’impact des écrans sur le développement cognitif, sur les apprentissages ou sur la santé mentale. Si certaines études montrent l’effet bénéfique d’une utilisation modérée des écrans pour rompre l’isolement de certains jeunes, d’autres mettent en avant les risques liés à une forte consommation chez certains adolescents vulnérables.

Pour Mme Angélique Gozlan, docteur en psychopathologie et psychologue clinicienne, « l’utilisation des réseaux sociaux relève du pharmakon, qui peut aussi bien être toxique que curatif : le remède peut se transformer en poison et vice-versa »191(*), précisant que c’est le dosage et la quantité qui peuvent transformer le remède en poison. Par ailleurs, les divergences dans les résultats des études soulignent l’importance de l’environnement éducatif et socio-économique ainsi que de la vulnérabilité individuelle. Ainsi, les écrans pourraient être des révélateurs de la vulnérabilité des jeunes.

Sur deux sujets cependant, comme l’ont reconnu l’ensemble des experts auditionnés par la commission d’enquête, un consensus scientifique est établi.

S’agissant de l’exposition des enfants de moins de 3 ans aux écrans, des données cohérentes convergent pour suggérer que l’exposition aux écrans entraine des retards concernant l’acquisition du langage, la reconnaissance des émotions ou la motricité fine. Mme Angélique Gozlan constate pour sa part que l’exposition des enfants de moins de 18 mois aux smartphones peut induire des troubles à caractère autistique192(*). Or, on sait que 16 % des enfants britanniques de 3 et 4 ans utilisent déjà TikTok193(*).

Les effets négatifs d’une forte exposition aux écrans sur la qualité du sommeil des enfants et adolescents sont aussi démontrés. Comme le note le Haut conseil de la santé publique, « l’usage des médias, quel que soit le média, que ce soit juste avant de dormir, mais aussi un usage journalier 2 heures après l’école sur chaque support ou 4 h en tout, entraîne significativement une latence d’endormissement et un déficit en sommeil. Les effets apparaissent après deux heures ou plus d’utilisation par jour et deviennent de plus en plus importants au fur et à mesure que les heures d’utilisation augmentent »194(*).

Les effets de ce manque de sommeil ou de cette déstructuration du sommeil sont très nombreux et documentés : dépression, anxiété, baisse de l’attention et de la concentration en classe, mais aussi, à plus long terme, obésité et problèmes cardiovasculaires.

Cet effet indirect, évoqué par M. Grégoire Borst lors de son audition, est en réalité majeur : déjà constaté avant l’arrivée de TikTok avec les autres plateformes, il ne peut qu’être amplifié par une application utilisée plus de 1h45 par jour par les adolescents.

C) « ADDICTION » OU « ABRUTISSEMENT » ?

Comme le rappelle le psychiatre M. Serge Tisseron195(*)l’addiction aux écrans est débattue par la communauté scientifique. Comme le précise Mme Angélique Gozlan, « il n’existe pas de consensus scientifique sur le terme d’addiction en matière de jeux vidéo ou de réseaux sociaux numériques »196(*). M. Grégoire Borst rejoint ce constat en évoquant les addictions aux substances : « il n’y a pas d’addiction aux écrans ou aux réseaux sociaux du même ordre que celle engendrée par la prise de substances psychoactives ou la consommation d’alcool » 197(*).

Plutôt que le terme d’addiction, les psychologues rattachés à l’OPEN considèrent le terme d’abrutissement comme décrivant mieux les effets de TikTok sur les enfants et les adolescents. Pour Mme Angélique Gozlan, « plutôt que d’addiction, on pourrait parler d’abrutissement des images et du flux vidéo, qui nous empêche parfois de voir ce qui nous entoure », appelant « à ne pas psychiatriser l’usage d’un réseau social ».

Toutefois, il serait réducteur et peu conforme à l’usage désormais généralement admis de limiter le terme d’« addiction » aux seules addictions aux substances. En effet, les « addictions comportementales », telle l’addiction aux jeux d’argent, font l’objet de recherches depuis longtemps.

La définition la plus courante des addictions comportementales est celle développée par le docteur Aviel Goodman pour donner une définition à un concept de plus en plus intégré dans les théories et les pratiques psychiatriques. Il s’agit ainsi de « la répétition d’actes susceptible de provoquer du plaisir mais marqués par la dépendance à un objet matériel ou à une situation recherchés et consommés avec avidité 198(*)». De même, sur le site de l’assurance maladie on trouve la définition suivante : « Les addictions comportementales ou « addictions sans substance » se caractérisent par l’impossibilité de contrôler la pratique d’une activité. Une sensation de tension croissante se met en place avant de passer à l’acte et au moment de la pratique, la personne ressent un plaisir ou un soulagement. ». Le même site précise ensuite que : « C’est seulement dans le courant de ces dernières années que ces troubles comportementaux ont été identifiés. À ce jour, ces troubles sont uniquement définis pour l’addiction : aux jeux de hasard et d’argent (gambling disorder) ; aux jeux vidéo (gaming disorder) (…) d’autres troubles comportementaux font actuellement l’objet de recherches qui permettront de mieux comprendre leur pouvoir addictif. ».

De fait, certains psychologiques n’hésitent pas à utiliser le terme d’addiction s’agissant de l’usage excessif des plateformes. Ainsi, Mme Sabine Duflo , « les réseaux sociaux sont un produit addictif qui est mis dans les mains des mineurs ». Elle ajoute que « jusqu’à présent, les politiques de santé concernant les produits addictifs ont toutes montré que la stratégie de sensibilisation ne suffisait pas : l’alcool en est la preuve, qui a été interdit aux moins de 14 ans dans les cantines en 1956, puis supprimé pour les lycéens en 1980. Désormais, très peu d’enfants souffrent d’alcoolisme chronique, alors que ce n’était pas le cas au début du siècle dernier ». Elle en conclut que «par conséquent, à chaque fois qu’un produit est dangereux pour les mineurs, il faut les protéger et donc l’interdire »199(*).

Mme Servane Mouton, aussi, ne croit « pas que la comparaison des réseaux sociaux (…) avec des produits addictifs soit exagéré. Les conséquences sur la santé sont lourdes  ».

2. … mais des constats inquiétants livrés par les praticiens

Le « design produit » de l’application TikTok conduit ainsi – le cerveau étant avide de nouveauté – à pouvoir passer un temps très étendu sur l’application.

Des usages excessifs sont ainsi bien visibles. Pour les praticiens auditionnés, même si les effets délétères ne concernent que les usages excessifs, cela pose néanmoins un véritable problème de santé publique. Mme Servane Mouton note ainsi : « en effet, quand on parle d’usage excessif, cela ne concerne que 5 % des usagers. Mais lorsque l’on recense 2 milliards d’usagers, le nombre de personnes concernées est considérable, d’autant qu’il s’agit souvent des plus fragiles, issues des milieux les plus défavorisés »200(*).

Les psychologues, dans leurs consultations, notent les impacts délétères de ce temps excessif sur la santé des jeunes. Confirmant les études déjà mentionnées, l’impact est ainsi notable s’agissant du sommeil « sur le terrain, on observe que les écrans ont un effet nocif sur le sommeil, qu’il s’agisse de difficultés à s’endormir ou de réveils nocturnes, d’où résultent des problèmes d’attention et des difficultés d’apprentissage »201(*).

Ce temps passé sur TikTok semble également engendrer des troubles de l’attention, alors que la capacité de concentration est indispensable aux apprentissages. Pour Mme Sabine Duflo, « le deuxième trouble qui touche les adolescents qui regardent trop les écrans porte sur l’attention : ils n’arrivent plus à comprendre ce qu’on leur enseigne en classe. En effet, les contenus diffusés sur TikTok ou Youtube sont de format très court, car il s’agit de capter l’attention et de la relancer constamment. Or cela nuit à la mise en place d’une attention volontaire, c’est-à-dire la capacité à se concentrer sur quelque chose qui bouge peu – un livre ou un professeur qui enseigne -, indispensable aux apprentissages »202(*).

Certaines pratiques en vigueur dans les établissements scolaires ne semblent pas aider à résoudre ce problème. Mme Sabine Duflo souligne ainsi que les enseignants utilisent des applications pour communiquer avec les élèves, notamment pour leur transmettre les devoirs : « par conséquent, tout encourage les enfants à aller devant les écrans et à consulter les réseaux sociaux, les parents finissant par être dépossédés de leur rôle éducatif ».

Les psychologues alertent enfin sur l’exposition de TikTok aux très jeunes enfants. Sur ce sujet, comme déjà rappelé, le doute n’est plus permis puisque les études ont prouvé l’impact néfaste des écrans en dessous de 3 à 4 ans. Sans parler du risque autistique, Mme Angélique Gozlan rappelle que « les bébés dont la mère consulte le portable lorsqu’elle s’occupe d’eux sont plus stressés et explorent moins leur environnement ». Or, selon une récente enquête, 16 % des enfants britanniques de 3 et 4 ans scrollent déjà sur TikTok. Cette proportion s’élève à 1/3 pour les enfants britanniques de 5 à 7 ans203(*).

3. Des effets qui s’expliquent par les spécificités de TikTok

A) UN ALGORITHME TRÈS PERFORMANT POUR CAPTER L’ATTENTION

Tous les observateurs constatent que l’algorithme de l’application est particulièrement efficace pour capter l’attention de ses utilisateurs, cette efficacité étant sans doute plus grande que sur les autres applications et expliquant son succès remarquable.

Cette performance pour retenir l’attention s’explique par le format très court des vidéos, qui apporte plusieurs avantages.

Tout d’abord, ce format conduit à ce que le temps d’apprentissage de l’algorithmepour cerner les intérêts de l’utilisateur, soit beaucoup plus rapide que sur les autres plateformes. La multiplication des interactions avec l’utilisateur donne plus rapidement des informations sur lui. Tariq Krim, entrepreneur et spécialiste des questions du numérique, souligne ainsi que « Si l’on arrête au bout de 10 minutes une vidéo d’une heure sur YouTube, il est difficile d’en connaitre la raison. Est-ce parce que la vidéo ne plait pas ? Est-ce parce que l’on souhaite la regarder plus tard ? Il y a certes un bouton « unlike » sur YouTube mais il est très peu utilisé » Il note à l’inverse que, « sur TikTok, dès que l’on passe vite à la vidéo suivante, le message est envoyé qu’elle ne nous intéresse pas et le flux est alors réorganisé »204(*).

Par ailleurs, l’espace contraint sur TikTok conduit l’algorithme à pouvoir analyser facilement les contenus, ce qui aide à proposer des vidéos similaires. Prenant l’exemple des vidéos de danse, qui ont fait le succès de l’application à sa création, M. Tariq Krim fait observer qu’il est très facile pour l’algorithme « d’analyser les pas et d’identifier le type de danse pour ensuite proposer des vidéos du monde entier avec les mêmes pas de danse. Une activiste américaine m’avait confié que pour faire monter des vidéos sur le changement climatique, elle incorporait des danses aux messages de façon à faire remonter les vidéos dans l’algorithme ».

Rappelant que le passage de l’écran d’ordinateur au mobile avait déjà réduit la quantité de posts proposés, M. Marc Faddoul, chercheur en intelligence artificielle, souligne que « TikTok va encore plus loin, en ne proposant qu’une seule vidéo à la fois (…) A l’échelle de plusieurs heures de visionnage, l’algorithme est capable de dresser un profil d’intérêts et presque psychologique très précis de l’utilisateur »205(*).

En outre, une autre particularité de TikTok, qui explique son efficacité à capter l’attention, tient à la facilité d’utilisation. Les utilisateurs n’ont pas besoin de faire de recherches sur TikTok puisque les vidéos s’affichent tout de suite sur le fil « Pour Toi ». Comme le note M. Alain Bazot, président de l’UFC-Que Choisir : « l’application leur donne pour ainsi dire la becquée, en leur soumettant immédiatement un tas de documents et de vidéos. Il n’y a plus qu’à défiler en s’arrêtant dix à vingt secondes sur certains sujets »206(*). Pour M. Alain Bazot, « Divertir ses utilisateurs en les enfermant : la formule est extrêmement facile. Telle est la clé du succès considérable de TikTok ».

Cette « formule » a d’ailleurs convaincu d’autres plateformes, qui ont décidé d’incorporer également des vidéos à format court. Des « YouTube Shorts » ont ainsi été créés, tout comme Meta a lancé des «  Instagram Reels ».

B) L’URGENCE DE RÉALISER DES ÉTUDES PLUS POUSSÉES SPÉCIFIQUES À TIKTOK

Les raisons d’inquiétude s’agissant des effets délétères de TikTok sur les enfants et adolescents sont donc réelles.

Pour objectiver encore ces effets, l’urgence est aujourd’hui de mener des études sur les effets des visionnages des vidéos à format court. L’absence d’études quantitative et qualitative sur le sujet est dommageable. Comme le souligne M. Grégoire Borst, « Nous cherchons à connaitre les effets de l’utilisation des réseaux sociaux sur le développement cognitif et socio-émotionnel avec un temps de recul extrêmement faible. Il nous faudrait ce type d’études, menées sur 30 ans »207(*).

Une étude au long cours piloté par l`INED et l’INSERM est aujourd’hui menée pour mieux connaitre les facteurs qui peuvent avoir une influence sur le développement physique et psychologique de l’enfant, sa santé et sa socialisation. Dénommée Cohorte Elfe (Etude longitudinale française depuis l’enfance), plus de 18 000 enfants nés en France métropolitaine en 2011 ont été inclus dans l’étude, ce qui représente 1 enfant sur 50 parmi les naissances de 2011. Mobilisant plus de 500 chercheurs, l’étude cherche, entre autres, à déterminer l’influence de l’informatique sur le développement physique et intellectuel de l’enfant.

M. Thomas Rohmer, directeur fondateur de l’OPEN regrette cependant un décalage de 7 à 8 ans entre les données publiées pour la cohorte Elfe et le moment où celles-ci ont été collectées : « comment voulez-vous mettre en place des politiques publiques dignes de ce nom avec un délai aussi abyssal à l’échelle de l’écosystème numérique ? »208(*). TikTok ayant été déployé en France en 2018, il faudrait ainsi attendre la fin des années 2020 pour disposer d’études sur le sujet.

Le soutien aux politiques de recherche apparait dans ce contexte capital. La multiplication des études, en objectivant les effets des vidéos à format court, apporterait des enseignements utiles. Comme le souligne M. Thomas Rohmer, « il est donc essentiel de donner des moyens aux chercheurs pour pouvoir coller à la réalité des familles».

4. TikTok comme amplificateur de difficultés psychologiques préexistantes

Les témoignages recueillis par des psychologues cliniciens entendus par la commission semblent bien corroborer la tendance qu’a TikTok à amplifier les difficultés psychologiques de personnes déjà vulnérables.

Exerçant dans une unité accueillant des adolescents en situation de crise, qui exigeait une hospitalisation à temps complet, la psychologue clinicienne Mme Sabine Duflo, rappelle qu’il y a eu une explosion sur les années récentes des admissions des enfants et adolescents en psychiatrie.

Selon le Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge, on compte plus de 40 admissions de jeunes pour tentatives de suicide par bimestre à l’hôpital Robert-Debré depuis 2021, soit deux fois plus qu’avant l’année 2020 et quatre fois plus que durant la période 2011-2017. Selon le docteur Charles-Édouard Notredame du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du centre hospitalier universitaire (CHU) de Lille, les chiffres ont littéralement explosé depuis 2019, avec une augmentation du passage aux urgences de plus de 126 % pour des idées suicidaires chez les 11-17 ans et une augmentation de 30 % des tentatives de suicide.

Il ne s’agit pas d’en déduire que TikTok a contribué à ce phénomène, mais Mme Angélique Gozlan fait observer que les conseils nutritionnels sont très présents sur TikTok et « des analyses ont montré que 97 % des vidéos étaient présentées par des jeunes filles blanches et minces, diffusant un message normatif concernant le poids ». Or, comme le note la psychologue, il s’agit là d’un sujet sur lequel les adolescentes sont fragiles.

Bold Glamour, un filtre toujours disponible sur TikTok

Certaines fonctionnalités comme le filtre « bold glamour » conduiraient à renforcer encore les complexes physiques de jeunes filles. Ce filtre de retouches utilise l’intelligence artificielle afin de modifier le visage pour lisser la peau, affiner le nez, rendre la bouche plus pulpeuse et les sourcils plus symétriques. L’utilisation de cette fonctionnalité inquiète, plusieurs psychologues avertissant du risque de développement de dysmorphophobie. Plusieurs associations comme E-enfance, se sont inquiétées des conséquences de ces filtres sur leur santé mentale, appelant TikTok à retirer ce filtre.

« Contrairement à ce que l’on pourrait croire, utiliser des filtres ne nous rend pas plus satisfait de notre apparence physique mais nous pousserait à nous sentir plus critique à l’égard de notre apparence physique et plus insatisfait », analyse ainsi  la docteure et psychologue Mme Charlotte Gamache. Le psychologue et psychanalyste M. Mickaël Stora, note qu’« à force de se regarder à travers des filtres qui gomment toute imperfection, le moindre petit défaut physique devient une obsession. » concluant « que cela peut ainsi engendrer de la dysmorphophobie »209(*).

Cette utilisation parait d’autant plus dangereuse qu’il y a désormais plus de jeunes femmes de 18 à 20 ans que des personnes âgées dans les consultations de chirurgie esthétique. Avec 20 millions d’utilisateurs de TikTok en France, même si ces effets délétères ne concernent que 2 à 3 % des utilisateurs, les conséquences sont massives, concernant des centaines de milliers de personnes !

Lors de son audition, Mme Marlène Masure, directrice générale des opérations de TikTok France, assurait ne pas savoir si le filtre « bold glamour » était toujours disponible sur l’application210(*). Il l’est toujours et les vidéos qui l’utilisent cumulent plusieurs centaines de milliers de vues. Les réponses de TikTok sur ce sujet paraissent décalées, ne prenant pas conscience de la responsabilité de l’entreprise.

Contre toute évidence, Mme Marlène Masure avance ainsi que « ces filtres de beauté ne sont probablement pas des sujets de popularité ou de viralité sur la plateforme », le principe de TikTok étant « l’authenticité ». Par ailleurs, Mme Marlène Masure considère que tant que ce filtre « ne crée pas de dégâts ou de dommages et qu’il n’y a pas de plaintes », il n’y aurait pas lieu de l’interdire, preuve de la politique attentiste de TikTok s’agissant des effets de l’application sur la santé mentale des plus jeunes.

Elle ajoute que « l’algorithme renvoie à l’usager un moi virtuel, un mini-moi qui aboutit rapidement à la création d’une bulle de filtres, c’est-à-dire un prisme très focalisé sur certains sujets ». Ainsi, l’algorithme de TikTok étant particulièrement efficace pour enfermer dans des bulles de filtre, une adolescente regardant des vidéos de scarification peut vite être enfermée dans une logique morbide.

Laura, portrait-robot d’une adolescente au mal être amplifié par les réseaux sociaux211(*)

Je suis en mesure de dresser un portrait-robot d’une adolescente de cette unité ou plutôt d’établir la synthèse des rendez-vous avec plusieurs patientes, qui, auparavant, avaient un parcours de vie simple – je mets de côté les jeunes qui ont déjà vécu des traumatismes. J’appellerai cette adolescente Laura. (…)

En sixième, Laura découvre un monde nouveau, où les filles et les garçons sont encore plus séparés qu’avant et où les filles parlent entre elles des séries vues sur Netflix et des influenceurs suivis sur les réseaux sociaux. Laura se sent très seule : cet univers n’est pas le sien. Elle voudrait tellement pouvoir rentrer dans leur cercle. Elle se sent mal à l’aise dans son corps, elle a eu ses premières règles cet été. Les garçons lui font des remarques pesantes : elle se sent de plus en plus mal.

Elle décide alors de télécharger plusieurs applications, Snapchat, Instagram et TikTok, qu’au départ elle consulte sans jamais rien publier – ce sont toujours les mêmes que l’on retrouve chez nos patients. Elle découvre alors des filles qui déclarent se sentir différentes des autres. Elle ressent un grand soulagement dans un premier temps. Elle s’abonne rapidement au compte d’une fille qu’elle trouve belle et qui affirme être harcelée au collège. (…)

Sur les réseaux, des filles présentent les scarifications comme une solution géniale pour diminuer le stress. Un soir de décembre, Laura rentre du collège encore plus mal que les fois précédentes, car un garçon lui a touché les seins en la traitant de pute. Elle se regarde dans le miroir et elle se dit que le garçon a raison. Vite, elle prend un cutter dans la boîte à outils. Elle s’entaille légèrement l’avant-bras, elle voit le sang couler et cela la soulage immédiatement : les filles sur les réseaux n’ont pas menti.

Elle pense avoir trouvé la solution : désormais, pour moins souffrir de l’isolement et de sa détestation d’elle-même, elle aura recours au cutter. Après avoir créé son propre compte sur les réseaux sociaux, elle publie des photos d’elle-même, maquillée et vêtue de noir : elle danse tout en exhibant ses scarifications. Elle reçoit aussitôt de nombreux commentaires positifs et des like. Pour la première fois, elle est devenue quelqu’un d’intéressant : jamais elle ne s’est sentie aussi bien. (…)

Tels sont exactement les discours que j’ai entendus pendant un an. Ces jeunes n’appartiennent pas nécessairement à des familles aux histoires compliquées.