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Ecran et langage : l’expérience d’une orthophoniste

Je suis orthophoniste depuis 15 ans. 15 ans qu’au sein de
mon cabinet, je rencontre adultes et enfants qui ont pour point commun des
troubles du langage. 15 ans que je les accompagne, chacun selon ses besoins,
afin qu’ils évoluent au mieux, que leurs troubles disparaissent pour certains,
qu’ils puissent mener leur vie au mieux malgré leurs troubles pour d’autres.

Développer ses cases à langage

Je rencontre en bilan de langage oral des enfants parfois
très jeunes. C’est d’ailleurs une des évolutions que j’ai constatée dans mon métier.
Aujourd’hui, les médecins n’attendent plus que l’enfant parle pour l’envoyer
chez l’orthophoniste, et c’est tant mieux, puisque nous savons détecter des
signes, même chez les plus petits, qui expliquent pourquoi cet enfant n’entre
pas dans le langage. L’enfant entend-il ? Où en est-il de son
développement du jeu ? De ses capacités attentionnelles ? De ses
capacités d’imitation ?… On sait aujourd’hui que le langage ne se
développe pas subitement, que le bébé s’appuie sur les interactions avec ses parents,
son entourage, pour développer ce que je nomme en simplifiant les « cases
à langage ». Ce processus a lieu chez tous les bébés, quelle que soit la
langue parlée, à condition qu’on leur parle. Malheureusement, beaucoup de mes
patients n’ont pas bénéficié de cette condition. Leurs parents ne leur parlent
pas, ou pas suffisamment. Et bien souvent, ils pensent que la télévision / Dora
l’exploratrice / telle application sur le téléphone / telle tablette dite
« pédagogique » fera cet apprentissage du langage à leur place ou mieux
qu’eux.

 Je pense à cette
petite fille que j’ai suivie pour un retard de langage. Elle avait 3 ans, elle
ne parlait pas, elle grognait, elle pleurait, elle communiquait par des gestes.
Les parents me l’avaient emmenée en bilan sur les conseils de son enseignante
et étaient eux-mêmes soucieux du développement de leur fille. Parlant peu
français, ils avaient installé une télévision dans la chambre de leur petite
demoiselle allumée de 8h à 21h sur des programmes enfantins en se disant qu’ainsi,
elle apprendrait à parler français (et même anglais grâce à Dora…).

Mais tu lui
apprends l’arabe ?

Petite demoiselle présentait des troubles attentionnels
importants, des troubles de la discrimination auditive (elle ne percevait pas
la différence entre des sons proches), des difficultés à mobiliser sa
musculature faciale, un retard concernant le développement du jeu. Quelques
mois plus tard, après le remplacement de ce temps de télévision par des
comptines et histoires en famille et la mise en place d’une rééducation
orthophonique stimulant en priorité l’écoute et l’attention auditive, la maman
de cette petite fille me dit un jour « Mais tu lui apprends l’arabe ?
Elle parle arabe maintenant ! ». Et non, c’est votre arabe à vous,
chère maman. Mon travail consiste à lui donner les moyens de se saisir de la
langue parlée dans son environnement, je n’apprends pas aux enfants à parler,
c’est le travail des parents cela ! Et c’est ce qu’ils ont fait dès lors
qu’ils ont été convaincus qu’ils étaient plus compétents que des écrans.

Un facteur
aggravant pour les enfants présentant des fragilités

 Mais combien de
parents doutent de leurs compétences face aux puissantes stratégies
marketing ? Combien de parents pensent au contraire apporter ce qu’il y a
de mieux à leur enfant grâce à ces nouvelles technologies ? Parmi les
parents de mes patients, cela représente la grande majorité, voire quasi tous.
Bien sûr, il y a un biais de recrutement pourra-t-on me dire… S’ils viennent
me voir, c’est qu’ils ont un souci de langage et peut-être que des enfants sans
trouble du langage regardent tout autant les écrans. Peut-être. Mais il est
évident que si ce n’est peut-être pas LE facteur déclenchant, c’est en tout cas
un facteur aggravant pour les enfants présentant des fragilités dans le
développement du langage et c’est un élément empêchant lorsqu’on a pour projet
de stimuler le langage.

Le cas particulier des enfants dyslexiques :
Matthis et Charlotte

Je reçois également de nombreux enfants plus grands
présentant des troubles spécifiques du langage écrit (plus souvent appelés
dyslexie / dysorthographie / dyscalculie). Ces troubles sont neurobiologiques, on
nait avec : la dyslexie, c’est pour la vie. Mais on apprend à compenser, à
faire en sorte que cette dyslexie n’empêche pas l’enfant de s’épanouir
scolairement, socialement, psychologiquement… Sacré défi pour ces enfants et
leur famille. Lors du bilan, j’utilise cette fois l’outil informatique :
il nous apporte des informations très importantes sur la vitesse de lecture,
sur la manière de poser son attention visuelle… En séance aussi j’utilise à
certains moments des outils informatiques : certains sont vraiment bien
conçus. Certains logiciels spécialisés permettent de compenser le handicap et
en fonction de mon patient, il peut m’arriver de les suggérer parmi la palette
des aménagements. Parmi ce grand groupe d’enfants atteints de dyslexie, il est
très fréquent d’en rencontrer qui présentent des troubles attentionnels
associés.

Parmi mes patients, j’ai envie de vous parler de Matthis et
de Charlotte, tous les deux dyslexiques. J’aime bien réaliser des cartes
mentales à partir d’un mot clef. Au retour de vacances, je leur ai proposé,
chacun pendant sa séance, de réaliser une carte à partir de ce mot inspirant
qu’est « vacances ».

Voilà la réalisation de Charlotte : en cliquant ici

Voilà la réalisation de Matthis : en cliquant ici

Malgré sa dyslexie, Charlotte n’est pas en échec scolaire
dans sa classe de CM1. Nous avons décidé de faire une pause dans le suivi
orthophonique puisqu’elle a réussi à compenser ses troubles et nous nous
reverrons dans quelques mois pour surveiller l’évolution de cette enfant et
intervenir si besoin.

Matthis est entré en 6ème cette année et, malgré
les aménagements, c’est la catastrophe. Une orientation en SEGPA est envisagée.
Matthis a une très mauvaise estime de lui.

Les écrans ne créent pas la dyslexie. Et je suis bien
consciente qu’on ne peut comparer les enfants entre eux, juste sous le prisme
de leur rapport aux écrans. Mais quand même, la multiplication de ces cas
interroge les cliniciens que nous sommes et devrait interroger les chercheurs.

Mon constat de chaque jour dans mon cabinet me fait penser
qu’un temps excessif consacré aux écrans empêche. Empêche de compenser. Empêche
de développer d’autres aptitudes. Empêche de cuisiner, de se déguiser, de
fabriquer, de visiter, de sortir, de découvrir le monde. Les milieux familiaux
de Charlotte et de Matthis ne sont pourtant pas si éloignés socialement
parlant. Et l’élément écran n’est sûrement pas le seul à prendre en compte,
mais quand j’ouvre ma porte de bureau, Charlotte construit des circuits avec
les rails de train, Charlotte lit un magazine avec sa maman, Charlotte parle
avec ses parents. Matthis joue toujours sur son téléphone. Voilà.