Le numérique à l’école : une révolution inégalitaire ?
Cose retranscrit ci dessous l’article publié le 4 Novembre 2020 dans Télérama qui cite CoSE (mais patience c’est tout à la fin…)
Marc Belpois,
Publié le 03/11/20 mis à jour le 06/11/20
Cours en visio-conférence, devoirs envoyés par e-mail : avec le
confinement, les outils digitaux se sont imposés dans les classes, accélérant
la transition technologique. Alors que s’ouvrent les États généraux du
numérique pour l’éducation, les 4 et 5 novembre, certains professeurs s’inquiètent.
Lorsque l’on entre dans la Future Classroom Lab de Xavier
Garnier, professeur de mathématiques au lycée pilote innovant international de
Poitiers, on s’attend à basculer dans un monde high-tech. Érigé il y a plus de
trente ans à deux pas du Futuroscope, cet établissement aux allures de vaisseau
spatial n’a cessé de réinventer les pratiques pédagogiques en y intégrant les
techniques de pointe — à commencer par le Minitel à la fin des années 1980 !
Une fois passé la porte, c’est
la superficie qui saute aux yeux : l’espace modulable pourrait abriter trois
salles de classe ordinaires. Et puis l’effervescence : par grappes de cinq ou
six, des élèves de seconde échangent et s’interpellent afin de résoudre
ensemble des calculs de figures géométriques — et peut-être d’autres sujets qui
ne nous regardent pas. Enfin, on remarque les écrans, nombreux, individuels ou
accrochés au mur. « La technique n’est ici qu’une composante de scénarios pédagogiques qui
visent à favoriser en particulier la collaboration et l’autonomie, des
compétences de notre XXIe siècle »,
assure leur professeur. Cette « composante » n’est certes pas placée en majesté, mais à
quel point est-elle bénéfique aux élèves ?
Des classes expérimentales
Si l’on est venu voir la classe expérimentale de Xavier Garnier,
c’est que le numérique éducatif se trouve à un tournant majeur de son histoire.
Jamais, en France, les enseignants n’ont utilisé autant d’ordinateurs, de
plateformes et d’applications que durant cette crise sanitaire. Contraints par
les circonstances, évidemment, il a bien fallu organiser l’école à distance pendant le confinement.
Désormais les promoteurs de la transition numérique entendent bien se saisir de
l’occasion pour transformer l’essai et installer durablement certains usages au
cœur même des classes, virus ou non. C’est d’ailleurs l’enjeu des États
généraux du numérique pour l’éducation, organisés par le ministère les 4 et 5
novembre (lire encadré), que de faire le point sur « les nouvelles modalités
d’enseignement » afin de les
intégrer dans l’école de demain. Or ce grand élan inquiète aussi. Nombre
d’enseignants, à qui les micros sont rarement tendus, dénoncent une marche en
avant technophile sans boussole, qui impose du matériel high-tech sans guère se
soucier des effets réels sur les apprentissages.
Depuis le plan Informatique pour tous de 1985, un ambitieux
programme national d’installation de « micro-ordinateurs » (120 000) dans les écoles, collèges et
lycées, des vagues d’équipements ont déferlé les unes après les autres. À
partir des années 2000, professeurs, élèves et parents ont peu à peu découvert
l’espace numérique de travail (ENT), une plateforme donnant un accès à distance
à diverses ressources, aux devoirs, emplois du temps, notes, informations administratives,
etc. Le système éducatif français
est donc entré dans l’ère du
numérique… mais en ordre dispersé. Avec les lois de décentralisation, qui
confient désormais aux collectivités la charge d’investir dans le matériel,
chaque commune (pour les écoles),
département (collèges) et région (lycées) y va de sa propre initiative. Résultat,
de fortes disparités territoriales, comme le soulignait en juillet 2019 un
rapport de la Cour des comptes cruellement intitulé « Le service public
numérique pour l’éducation, un concept sans stratégie, un déploiement inachevé
». Les départements d’outre-mer, Lyon ou Marseille par exemple sont largement
sous-dotés, à l’inverse de la plupart des écoles primaires en milieu rural.
Nombre d’établissements bénéficient d’un matériel dernier cri, mais pas de connexion à Internet. « Les
enseignants et les élèves doivent trouver leur chemin dans le dédale de l’offre
de ressources numériques, abondante et souvent innovante mais insuffisamment
organisée en vue des usages. » Bref,
c’est le bazar.
Dans la “Future
Classroom Lab”, les élèves apprennent la collaboration et l’autonomie.
Surtout, ce n’est pas parce que les équipements sont là que les
profs s’en emparent. « Faute
de formation initiale et continue suffisante et d’accompagnement approprié,
seule une minorité d’enseignants est à l’aise avec une pédagogie appuyée sur le
numérique et se trouve en mesure de l’exploiter pour améliorer les
apprentissages des élèves »,
regrette le rapport de la Cour des comptes. À moins qu’ils ne soient pas tous
convaincus de la pertinence des outils qui leur sont imposés ? Ainsi
Guillemette, Nadia et Erwan [les prénoms ont été changés à la demande des
enseignants, ndlr], professeurs dans différents établissements de
Meurthe-et-Moselle et du Haut-Rhin, en ont assez de « subir » le plan Lycée 4.0 lancé
par la région Grand-Est. Depuis trois ans, les manuels scolaires ont peu à peu
été remplacés par leur version numérique et chacun des 192 000 lycéens s’est vu
offrir un ordinateur portable personnel. Voilà qui peut s’avérer utile pendant
un confinement, mais en situation normale ? « Je me retrouve face à trente-six
élèves le visage mangé par l’écran, qui perdent un temps fou à se connecter au
Wi-Fi et à chercher les supports, s’agace Guillemette, professeure de
philosophie. Jouent-ils à Tetris quand je leur parle de Kant ? Allez savoir… En
tout cas je vous assure que la prise de notes au clavier est bien moins riche
qu’avec un stylo, ils font du mot à mot au lieu de synthétiser. » Erwan, lui, demande à ses élèves de
laisser les machines dans les cartables (« c’est ma liberté pédagogique ! ») et de sortir leur cahier… que nombre d’élèves ont laissé à la
maison : « Monsieur, on a déjà le poids de l’ordi ! » Alors il les abreuve de photocopies, «
pas très fier de contribuer à la déforestation », mais l’impact environnemental ne lui
semble pas pire que ce gigantesque déploiement technologique : « N’est-il point
ironique de donner des milliers d’ordis
énergivores à des
lycéens qui manifestent pour le climat ? »
Tous trois tiennent à le dire : le numérique, ils l’utilisent
avec leurs élèves depuis belle lurette. « Mais dans la salle informatique,
disposée de telle sorte que je visualise ce qu’ils font et pour une utilisation
précise, par exemple pour modéliser des données chiffrées, une activité très
utile dans ma matière, les sciences de la vie de la terre (SVT), explique
Nadia. Je suis convaincue qu’il faut éduquer les jeunes au numérique, leur
prétendue capacité générationnelle à maîtriser naturellement les nouvelles
technologies est un mythe. L’école doit les préparer à un monde hyper connecté.
Mais pas comme cela ! » Alors
ils ont fondé un collectif, Écran total, pour réclamer aux autorités
territoriales et académiques une évaluation des bénéfices pédagogiques du plan
Lycée 4.0. En vain. « On nous répond que nous devons entrer dans le nouveau
millénaire, mais on ne vit pas dans des grottes ! » À leurs yeux, un bulldozer
nommé « progrès » avance
inexorablement, bêtement, et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Pire, on leur
demande de monter dessus !
Or la science ne leur donne pas vraiment tort. Déjà en 2015, l’enquête Pisa, qui mesure les
performances des systèmes éducatifs des pays de l’OCDE, soulignait que « les
pays qui ont consenti d’importants investissements dans les technologies de
l’information et de la communication (TIC) dans le domaine de l’éducation n’ont
enregistré aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves en compréhension de
l’écrit, en mathématiques et en sciences ». En octobre 2020, un rapport du Centre national d’étude des
systèmes scolaires (Cnesco) enfonçait
le clou, assurant que « les bénéfices du numérique éducatif sont encore
discutés par les scientifiques ».
Et concluait : « Les outils ne suffisent pas, à eux seuls, à mécaniquement
améliorer les apprentissages. »
“Ce qui est
imposé aux enseignants leur complique la tâche. Ils doivent pouvoir choisir
eux-mêmes leurs outils.” Erwan, enseignant
Voilà qui n’empêche nullement la petite musique technophile de
se faire entendre, surtout depuis que le Covid-19 est entré dans nos vies : sous
prétexte que le numérique aurait permis de maintenir la continuité pédagogique,
il serait urgent de lui ouvrir en grand les portes de nos écoles, collèges et
lycées. D’ailleurs, lors du
premier confinement, bien des profs n’ont-ils pas apprivoisé des outils qu’ils
tenaient jusque-là prudemment à distance ? N’envisagent-ils pas de les
installer dans leurs pratiques ? « C’est une chose que de découvrir les
avantages d’une plateforme collaborative, une autre que de subir une politique
massive d’équipement, estime Erwan, l’enseignant du Bas-Rhin. Ce qui est imposé
aux enseignants leur complique la tâche. Ils doivent pouvoir choisir eux-mêmes
leurs outils. » Une condition
qui ne garantit d’ailleurs nullement de bons usages. « Pendant les trois mois
d’école à la maison, aucune
grande nouveauté pédagogique n’a émergé,
affirme Bruno Devauchelle, professeur à l’université de Poitiers et auteur de
l’essai Éduquer avec le numérique (éditions ESF Sciences humaines). Il faut
dire que les moyens mis à disposition par le ministère, à commencer par le
dispositif “Ma classe à la maison”, sont surtout conçus pour reproduire à distance ce
qui est fait en classe. » Et
que l’immense majorité des enseignants était surtout soucieuse de parer au plus
pressé : renouer le lien avec les élèves, rattraper par la manche les
décrocheurs. Et non réinventer l’école…
Que fut l’enseignement à la maison sinon une version diminuée des
apprentissages en classe ? Laquelle aura démontré à quel point les élèves
apprennent mieux quand ils sont en groupe, lorsqu’ils interagissent les uns
avec les autres : se confronter à ses pairs ouvre les horizons, renforce le
sentiment d’appartenance et la confiance en soi, si essentielle à la motivation.
Dans une tribune publiée dans le quotidien Le Monde en juillet dernier, Louis Derrac, consultant et formateur spécialisé en éducation et culture numérique, s’inquiétait que la crise sanitaire conforte l’idée selon laquelle « les outils et ressources numériques [sont] non seulement indispensables à l’école, mais peuvent la guérir de tous ses maux. Il faut résister à cette croyance d’un “solutionnisme numérique” et profiter des prochains états généraux […], pour (re)penser la place du numérique dans l’école ». Encore faut-il convier autour de la table « des intervenants capables de porter une voix discordante » et leur accorder « un temps de parole suffisant », soulignent pour leur part vingt-six associations (CoSE, Lève les yeux !, Collectif Nous Personne, Technologos…) dans une lettre ouverte adressée aux organisateurs de l’événement. Le ministre, lui, martèle que c’est justement son objectif que de « faire émerger une vision partagée du numérique pour l’éducation ». Une chose est sûre, la transition numérique ne se fera pas sans l’adhésion du corps enseignant.