La Suède juge les écrans responsables de la baisse du niveau des élèves

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Cet article du Monde publié en mai 2023 relate les interrogations de ce pays pourtant réputé « bon éléve sur le plan de l’éducation scolaire et dont il serait bon de suivre l’exemple alors qu’il est en encore temps…

S’appuyant sur l’avis de médecins, le gouvernement de centre-droit veut réduire le temps passé par les élèves devant les écrans et faire revenir les manuels scolaires dans les classes.

Est-on allé trop vite, trop loin, trop tôt ? Depuis quelques mois, cette petite musique monte en Suède. Elle questionne la place des écrans et du numérique dans les établissements scolaires du royaume, remise en cause par les professionnels de la santé.

Le 15 mai, la ministre des écoles, Lotta Edholm, a réagi en enterrant la stratégie de l’agence nationale de l’enseignement scolaire (Skolverket) en faveur de la poursuite du numérique, présentée en décembre 2022. A l’époque, déjà, la ministre avait exprimé ses doutes, dans une tribune publiée par le journal Expressen, le 21 décembre. Elle y qualifiait l’usage du numérique dans les écoles suédoises d’« expérimentation » et s’agaçait de « l’attitude dépourvue d’esprit critique qui considérait, avec désinvolture, la numérisation comme bonne, quel que soit son contenu »,conduisant à « la mise à l’écart » du manuel scolaire, dont elle rappelait qu’il a « des avantages qu’aucune tablette ne peut remplacer ».

Pour y remédier, le gouvernement de centre-droit a annoncé qu’il allait débloquer 685 millions de couronnes (60 millions d’euros) cette année et 500 millions (44 millions d’euros) par an en 2024 et en 2025, pour accélérer le retour des manuels dans les établissements scolaires. « Cela fait partie du retour de la lecture à l’école, au détriment du temps d’écran », expliquait la ministre. Objectif : garantir un livre par élève et par matière.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Depuis une quinzaine d’années, les écrans ont progressivement remplacé les manuels. A partir du collège,surtout, les élèves passent de plus en plus de temps devant les ordinateurs, en général fournis par l’établissement : peu importent les matières, ils doivent se connecter à Internet, pour chercher des informations en ligne, rédiger un devoir ou faire leurs révisions.

« Démocratie et égalité »

Il n’existe cependant aucune statistique sur le temps passé par les jeunes Suédois devant un écran à l’école. Il varie d’un établissement à l’autre, et dépend des enseignants – de leur intérêt pour le numérique et de leur niveau de formation, qui fluctue d’une commune à l’autre, en fonction de l’engagement financier des municipalités. Début décembre 2022, dans une enquête réalisée auprès de 2 000 professeurs par leur syndicat, près d’un enseignant sur cinq en moyenneestimait que ses élèves écrivaient rarement ou jamais à la main. Au collège, ils étaient 35,3 % des enseignants et 56,8 % au lycée.

Dans sa croisade menée contre les écrans, la ministre des écoles les a jugés responsables du recul des compétences des jeunes Suédois en lecture et en compréhension, mis en évidence par l’étude « Progress in international reading literacy » (Pirls), réalisée dans cinquante-sept pays et publiée le 16 mai – leur niveau restant toutefois supérieur à la moyenne européenne. ( COSE : voir ici les résultats de l’étude Pirls 2021 et les résultats inquiétants de la France qui n’ont pas baissé certes depuis le Covid mais se dégradent sans discontinuer depuis 2001 et place notre pays en fin de peloton européen ce qui n’a pas l’air d’inquiéter beaucoup nos autorités éducatives…)

C’est aussi en raison, selon elle, de l’omniprésence des écrans que les élèves ont perdu l’habitude de lire, que les enseignants utilisent des polycopiés (faute de manuels) et que les parents sont incapables d’aider leurs enfants.

Mme Edholm n’est pas la seule à émettre des critiques. Depuis le début de l’année, une soixantaine d’organisations et de centres de recherches ont été consultés sur la stratégie de l’agence nationale de l’enseignement scolaire pour accélérer l’utilisation du numérique dans les écoles. Sans entrer dans les détails, celle-ci préconise d’accentuer les efforts déjà déployés depuis quinze ans.

« Que tous les enfants et élèves, durant leur scolarité, aient la possibilité de développer des compétences numériques est une question de démocratie et d’égalité, car c’est une condition préalable pour pouvoir participer à la vie sociale, aux études et à la vie professionnelle future », arguait le directeur de l’agence, Peter Larsson, le 24 avril, dans le journal Svenska Dagbladet. Il soulignait l’importance d’objectifs « communs et globaux » pour réduire les différences locales, rappelant que « les choix didactiques » à disposition des professeurs étaient « déterminants pour la qualité de l’enseignement », tout en promettant des mesures pour le « développement des compétences » des enseignants.

« Aucune vision d’ensemble »

Professeur de neurosciences cognitives à l’Institut Karolinska à Stockholm, Torkel Klingberg fait partie des chercheurs opposés à la nouvelle stratégie. Précisant qu’il ne s’oppose pas à la numérisation de l’enseignement, dont il est convaincu qu’elle « va jouer un rôle très important à l’avenir, quand les contenus pédagogiques auront été conçus pour », il estime que la Suède est allée trop vite, menant l’introduction du numérique « de façon irréfléchie et sans s’appuyer sur la science ».

« On avait l’ambition d’être moderne. On a donné un ordinateur aux élèves, sans réfléchir à ce qu’on faisait et pour quelles raisons. La numérisation est devenue un objectif en soi, sans aucune vision d’ensemble », dénonce-t-il. Or, rappelle M. Klingberg, « de nombreuses études ont montré que les conséquences n’étaient pas toujours positives ». Il évoque notamment l’impact négatif des écrans sur la concentration des élèves et des connaissances, plus difficiles à assimiler sur un écran que dans un livre. Le neurologue mentionne le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) de 2015, qui a montré un « lien entre l’utilisation du numérique pour faire ses devoirs par exemple et de moins bons résultats en mathématique ou en compréhension de la lecture ».

L’association suédoise des pédiatres s’inquiète pour sa part de l’exposition aux écrans des plus petits, dès la maternelle, « sans qu’aucun test ait été mené qui démontre que cela contribue à un meilleur apprentissage », constate sa présidente, Ulrika Aden. Le danger est d’autant plus important, remarque-t-elle, que les autorités sanitaires suédoises « n’ont toujours pas émis de recommandations sur le temps d’écran pour les enfants »,dans un pays où, en 2018, près de la moitié des enfants de 3 ans utilisaient quotidiennement Internet et 20 % des 5-8 ans avaient leur propre smartphone, tandis que 32 % possédaient une tablette.

Mais, pour le syndicat des enseignants, le débat est hors sujet : « Encore une fois, on se retrouve avec une discussion politique, sans nuance, où on oppose les outils numériques au papier et au livre, quand le problème est que de nombreux investissements ont été réalisés sans consulter les enseignants, qui se sont retrouvés avec des contenus numériques inadaptés qu’ils n’ont pas pu utiliser », dénonce la présidente du syndicat, Johanna Jaara Astrand. Elle regrette l’abandon de la nouvelle stratégie en faveur du numérique, qui aurait pu réparer les erreurs passées, tout en laissant de plus importantes marges de manœuvre aux enseignants.