– La surexposition interpelle jusqu’au sommet de l’État. Troubles cognitifs, impact sur les apprentissages… Des annonces présidentielles sont attendues avant Noël.
De la polémique à l’action politique? Après des années de controverse sur la surexposition des enfants aux écrans, Emmanuel Macron s’apprête à hausser le ton. Un tournant déjà amorcé dans d’autres pays, de la Chine à la Suède, où des décisions sur la prévention des plus jeunes face au numérique sont prises au sommet de l’État. Aux États-Unis, Joe Biden en personne a accusé les géants de la tech de «proposer aux enfants des contenus qui menacent leur santé mentale et leur sécurité», dans une tribune parue dans le Wall Street Journal. En France, l’Élysée a relancé la réflexion depuis les émeutes de cet été, après la mort du jeune Nahel. «La place des écrans, des réseaux sociaux a été majeure», affirmait le chef de l’État fin août dans une interview au Point.
Selon nos informations, le président de la République «prendra une grande initiative» avant Noël. Il s’agit de faire émerger un consensus scientifique et une doctrine, de définir une politique dans la petite enfance et à l’école, mais aussi de réguler les contenus. Retard de développement cognitif chez les plus petits, addictions aux réseaux sociaux, accès au porno, cyberharcèlement, protection de l’image et des données… La liste des enjeux sur l’usage des écrans ne cesse de s’allonger. Plusieurs ministres se sont déjà emparés du sujet.
Le 14 novembre, Gabriel Attal a appelé à «un sursaut collectif», pour «éviter une catastrophe sanitaire et éducative». Dans cette interview au Parisien, consacrée aux évaluations nationales des élèves, le ministre de l’Éducation établit un lien de corrélation direct entre l’usage des écrans et la stagnation des résultats en CP. «Les études montrent que trop d’écrans, c’est moins de sommeil et, par conséquent, moins d’attention en classe. Cela a aussi un impact sur l’apprentissage du langage et de la lecture.» Charlotte Caubel, pour sa part, revient d’un voyage d’étude aux États-Unis où elle a pris attache avec la «task force» sur la santé mentale des enfants, mise en place par l’Administration Biden. Une inspiration pour la secrétaire d’État chargée de l’Enfance qui souhaite centrer les débats sur la santé des plus jeunes. «Nous devons aboutir à une politique de prévention plus que d’interdiction mais avec un discours scientifique et éducatif clair, préconise-t-elle. Les parents sont perdus face à des discours contradictoires. Et certaines pratiques vont trop loin. On voit apparaître des poussettes avec des perches pour tenir le téléphone devant les bébés.»
Le ministère de l’Éducation nationale entend aussi jouer un rôle dans l’accès aux réseaux sociaux. Depuis juillet, une loi a instauré une majorité numérique à 15 ans pour s’y inscrire. La Rue de Grenelle pourrait se proposer de régler la question du «tiers de confiance» qui contrôlerait l’âge et délivrerait une attestation de majorité via son service Educonnect, qui fournit un identifiant unique pour chaque élève. Reste à sortir de la polémique entre experts, qui court depuis plusieurs années. En 2017, des médecins de terrain lançaient une première alerte sur les effets catastrophiques de l’exposition massive aux écrans sur les tout-petits.
Surinterprétation des difficultés de quelques enfants ou scandale de santé publique? Six ans plus tard, les médecins regroupés au sein du Collectif surexposition écrans dénoncent une aggravation constante des troubles cognitifs. Des scientifiques, à l’inverse, pointent le manque de preuves de causalité entre le temps d’exposition aux écrans et troubles des apprentissages. La bataille entre ces deux chapelles se joue à coups d’études épidémiologiques et de «méta-analyses». En France, les principales recherches sont menées sous l’égide de Jonathan Bernard, chercheur à l’Inserm. Les derniers résultats, médiatisés à la rentrée, ont été obtenus à partir des données collectées sur 14.000 enfants de la cohorte Elfe. L’étude s’est penchée sur le développement cognitif d’enfants âgés de 2 ans à 5 ans et demi, entre 2013 et 2017. Elle met en évidence une relation négative modérée entre le temps d’exposition aux écrans (smartphone, tablette, ordinateur, console de jeux vidéo et télévision) et le développement cognitif, en particulier dans le domaine du langage.
Dans la petite enfance, deux heures de visionnage par jour entraîneraient une baisse de 1 point du QI chez les enfants de 3 et 5 ans, une fois les biais familiaux éliminés. L’impact des écrans sur le développement cognitif «baisserait de 40 % à 80 % quand on prend en compte le poids des facteurs, comme le niveau socioculturel des parents, et diminuerait encore de 10 % à 20 % quand on tient compte des activités pratiquées par l’enfant, comme le temps passé dehors, les interactions, les jeux ou encore le sommeil», décrit Jonathan Bernard. Des résultats qui tendent à minimiser le poids du temps passé devant les écrans. La télévision allumée pendant les repas en famille, qui bloque les échanges, aurait un impact plus fort, entraînant «une baisse équivalente à 1,5 point de QI», précise le chercheur.
Ce dernier appelle à ne pas relativiser ces résultats. «En termes de santé publique, il convient de faire attention car on parle de toute une génération, des millions d’enfants», dit-il. «Cette étude est déjà inquiétante mais son constat est sous-estimé car elle ne prend pas en compte la montée en puissance du numérique de ces dernières années», juge la pédiatre Sylvie Dieu Osika, qui a créé la première consultation hospitalière pour troubles liés à la surexposition aux écrans. Depuis l’apparition d’offres, comme YouTube Kids, elle voit défiler dans son cabinet des tout-petits qui «répètent comme des perroquets des chiffres en anglais», ânonnent un «youtubelisch informe» mais «n’ont pas acquis le langage à 3 ans».
Pour les plus grands, il s’agit aussi de trancher la question du numérique à l’école. Philosophe et chercheuse en psychologie du développement, Joëlle Proust parle d’«illusion de compréhension sur écran, pour les plus jeunes comme pour les adultes». «Tout le monde pense trop vite avoir compris, résume-t-elle. Dans le travail sur écran, l’expérimentation a mis en évidence un déficit spécifique de la régulation de l’effort de compréhension, explique la chercheuse, membre du Conseil scientifique de l’Éducation nationale. Les lecteurs sur écran sont “surconfiants”. Ils croient comprendre un texte avant d’avoir laissé à leur cerveau le temps de le traiter complètement.» Lors d’un colloque au Collège de France, Joëlle Proust a dressé l’état des lieux des recherches concernant l’impact des écrans sur les apprentissages.
Elles montrent que les élèves préfèrent lire sur écran alors même que, chaque fois qu’ils peuvent choisir la durée de la lecture, leurs performances en compréhension sont meilleures sur papier. «Les écrans sont là pour rester, poursuit la chercheuse. Il faut donc faire avec, encadrer la lecture et travailler sur les contenus pour stimuler l’attention profonde». Les recherches montrent aussi que l’outil numérique peut, dans certains cas, améliorer les performances. Ainsi, l’apprentissage de l’écriture manuscrite sur écran, avec le doigt (plutôt qu’avec le stylet) est plus efficace que sur papier.
Dans ce contexte, les collectivités doivent-elles continuer d’équiper les élèves en matériel informatique? En 2014, François Hollande promettait de doter tous les collégiens d’ordinateurs ou de tablettes. Sans s’être penché sur leur intérêt pédagogique. «Il y a eu une volonté claire de nous pousser vers le numérique, explique Jean-Rémi Girard, professeur de français et président du syndicat Snalc. Les sociétés informatiques ont d’ailleurs tout intérêt à ce que le numérique soit présent à l’école. Le marché est énorme.» La région Île-de-France fournit par exemple un ordinateur à chaque lycéen. Au lycée, la tendance des régions à financer des manuels scolaires numériques est en marche. Au même moment, la Suède, qui avait fait le choix des manuels numériques, a fait machine arrière. Ils seraient responsables de la baisse du niveau des élèves.