« C’est en aidant les familles que nous éviterons que les écrans deviennent de nouvelles nounous »
La tentation est grande pour les parents seuls ou n’ayant aucune aide de mettre leur enfant devant un écran. Les pédiatres Sylvie Dieu Osika et Eric Osika préconisent de développer des lieux d’accueil et de garde collectifs pour les aider.
Tribune du monde. Texte Publié le 15 mai 2022 à 09h00 – Mis à jour le 15 mai 2022 à 12h58
Rayan, Nicolas et Riley sont trois enfants adressés il y a quelques mois à la consultation de « surexposition écrans », dans le service de pédiatrie de l’hôpital Jean-Verdier de Bondy (Seine-Saint-Denis).
A deux ans et demi, Rayan ne dit pas un mot quand il arrive à l’hôpital, mais il fredonne en boucle le générique de son dessin animé préféré, Les Titounis. Et pour cause : il l’a déjà regardé sur la télévision des centaines de fois. La maman de Rayan l’élève seule dans un studio, avec de faibles revenus. Lorsqu’on l’interroge, le constat est accablant : Rayan ne se calme que grâce à l’écran, ne mange que devant l’écran et ne s’endort qu’avec la tablette posée devant lui. Lire aussi Temps d’écran : « Cessons de cultiver le scepticisme »
Nicolas, 2 ans, ânonne sans fin l’alphabet et des chiffres en entrant dans la consultation, à la fierté de ses parents. En fait, le petit garçon n’utilise aucun mot qui a du sens, il est agité et ne se calme qu’en manipulant des chiffres ou en regardant ses comptines préférées. Papa, juriste, est resté avec lui à la maison pendant le confinement (maman est professeure de gestion en lycée), mais il a vite été débordé par la double charge apportée par le télétravail. Il est très peu sorti pour ne pas « attraper de maladies ». La télévision s’est alors imposée tout naturellement comme distraction, mais le temps d’écran a ensuite dérapé.
Précarité, solitude ou dépression
Riley est plus vieux, presque 3 ans, quand il arrive la première fois à la consultation, mais lui non plus ne parle pas et reste comme dans sa bulle. Il ne joue pas et préfère regarder des vidéos en boucle sur YouTube. Depuis qu’il est petit, il est très attiré par les écrans et maman (seule) a subi différents aléas de la vie qui l’ont fragilisée. Elle a fini par laisser Riley regarder plusieurs heures par jour sur la tablette des programmes qu’il choisit maintenant seul. Les quelques mots qui sont prononcés en consultation sont des noms de couleurs en anglais…
Pour de multiples raisons, précarité, solitude ou dépression, le temps d’exposition aux écrans a été majeur pour ces trois enfants. Les répercussions de ce temps volé aux interactions familiales sont encore aggravées par le peu de disponibilité des parents parfois eux aussi sur leurs écrans (notamment en raison du télétravail). Lire la tribune : Exposition aux écrans : « Qui défend-on, les enfants ou l’industrie du numérique ? »
Beaucoup des enfants vus en consultation à Bondy ont été exposés très tôt, souvent dès l’âge de 6 mois et fréquemment, durant six à huit heures par jour. Le confinement a un temps participé à cette situation, mais depuis, les familles ont gardé leur habitude de sortir peu et les écrans sont restés allumés.
Cette augmentation du temps d’écran a été observée un peu partout. Dans une étude récente, le temps cumulé des écrans des enfants français de moins de 2 ans est estimé à plus de trois heures par jour. Aux Etats-Unis, le temps d’écran des enfants de moins de 8 ans a progressé cinq fois plus ces deux dernières années que sur les quatre années précédentes (Victoria Rideout, Alanna Peebles, Supreet Mann, & Michael B. Robb, « The Common Sense Census : Media Use by Tweens and Teens, 2021 », « Common Sense », 2022)
Sevrage difficile
L’arrêt total des écrans pour toute la famille et la mise en collectivité avec d’autres enfants ont été conseillés aux parents de Rayan, de Nicolas et de Riley. Ceci a été fait mais non sans mal, car les modes de garde de ce type font cruellement défaut et, comme pour toute addiction, le sevrage est difficile et les rechutes fréquentes.
A la consultation réalisée quelques mois plus tard, les progrès sont indéniables : les troubles du comportement (les colères notamment) ont beaucoup régressé, les enfants se sont remis à jouer en vrai, les interactions intrafamiliales se sont renouées et le langage a enfin démarré. Mais les retards restent importants, les progrès fragiles. Espérons qu’il n’est pas trop tard…Lire aussi « La surexposition des enfants aux écrans pourrait être le mal du siècle »
Il faut se rendre à l’évidence, les parents n’ont toujours pas compris les dangers potentiels que représente une exposition précoce et intensive aux écrans. Pourtant, le sujet est porté par différentes associations ou instances : le carnet de santé, la Commission des mille jours, le CSA, les sociétés de pédiatrie, tous informent sur le sujet mais chacun de son côté ; le message est peu audible et souvent trop tardif.
Quelques essais de projets législatifs de régulation ont bien vu le jour grâce à Catherine Morin-Desailly au Sénat en 2018, ou à Caroline Janvier à l’Assemblée nationale en 2022. Pour l’instant ces tentatives sont restées lettres mortes. Pourtant, une simple prévention précoce dans toutes les maternités permettrait de toucher toutes les familles et d’informer au plus tôt.
Manque d’aide aux parents
C’est ce que fait depuis tout récemment la maternité de Bondy dans son ordonnance systématique de sortie : « Evitez d’utiliser votre smartphone (ou tout autre écran) quand vous vous occupez de votre bébé de façon à être disponible et à bien regarder votre bébé dans les yeux. Evitez de laisser la télévision allumée dans la pièce où est votre bébé (même s’il ne la regarde pas) ».
Le métier de parents n’a jamais été simple mais on a l’impression qu’il est aujourd’hui plus difficile encore. Les situations familiales difficiles se multiplient, notamment dans les milieux les plus modestes : parents seuls, familles isolées, situations professionnelles compliquées : en l’absence d’aide extérieure, il est très difficile de résister à la tentation de ces écrans qui occupent si facilement les enfants. Lire aussi « La surexposition des jeunes enfants aux écrans est un enjeu majeur de santé publique »
Ce manque d’aide aux parents en souffrance a été souligné par Clément Carbonnier et Bruno Palier dans une tribune du « Monde » : « Il est nécessaire de garantir les meilleures conditions de garde et d’éveil permettant de prévenir l’exclusion (…) et améliorer les modes de prise en charge des enfants afin de garantir des conditions d’apprentissage de nature à préparer convenablement l’avenir. »
Nous soutenons nous aussi l’ouverture massive de lieux d’accueil parents-enfants (ou de maison des parents) partout sur le territoire et le droit de tout parent en difficulté à un mode de garde collectif pour son enfant, même s’il ne travaille pas. C’est en aidant ces familles par des moyens humains que nous éviterons que les écrans deviennent ces nouvelles nounous, disponibles à toute heure mais tellement envahissantes et délétères pour le tout-petit !
Sylvie Dieu Osika, pédiatre, est responsable de la consultation « surexposition écrans » à l’hôpital Jean-Verdier-AP-HP à Bondy (Seine-Saint-Denis) et membre fondatrice du collectif surexposition écrans (CoSE).
Eric Osika, pédiatre à hôpital de Bry-sur-Marne (Val-de-Marne), est membre fondateur du Collectif surexposition écrans (CoSE).
Sylvie Dieu Osika(Pédiatre) et Eric Osika(Pédiatre)