« Porno-pandémie : à quand un vrai geste-barrière ? » de Sabine Duflo
La
pandémie qui ravage actuellement la planète nous apprend qu’il existe des cas
où le seul remède consiste à se protéger, à empêcher l’accès du virus aux
personnes. « C’est en vous protégeant par des “gestes-barrières” que vous
sauverez la vie des plus vulnérables et que vous éviterez de contracter le
virus », nous rabâche-t-on à longueur de journée.
Je voudrais parler ici
d’un virus qui agit de façon contraire au Covid-19 : très destructeur pour les
plus petits, il est beaucoup moins nocif pour les adultes. Je veux parler du
porno. La multiplication des appareils numériques nomades – ordinateurs mais
surtout téléphones portables connectés – a rendu possible son accès 24 heures
sur 24. Dès lors qu’on donne un portable à un enfant (et certains aujourd’hui en
possèdent dès 7 ans), on lui ouvre possiblement l’accès au virus « porno 2020
». Concrètement, il voit se dérouler devant ses yeux des pratiques sexuelles
extrêmes et d’une grande violence. Hélas, le porno ne fonctionne pas exactement
comme un virus grippal : on ne fabrique pas des anticorps grâce à une
exposition précoce et répétée.
« Marlène, 13 ans, s’est rendue à un
rendez-vous proposé par son « amoureux », 15 ans. Celui-ci lui a tendu un piège
: il l’a violée et fait violer par 5 copains puis a posté la vidéo sur
Snapchat. »
Viol psychique
Régulièrement, des
spécialistes de l’enfance dénoncent ce qui relève, à leurs yeux, d’un « viol
psychique », d’une «
maltraitance psychologique ».
Ils évoquent une « sidération » de l’enfant pris au piège des images.
Régulièrement, les responsables politiques disent «
prendre ce problème très au sérieux ».
Mais rien ne se passe
et la pandémie continue de progresser. Sous quelles formes1 ?
Je
suis psychologue en centre médico-psychologique, je reçois donc des enfants et
des adolescents souffrant de troubles psychiques variés mais « courants » (les
cas les plus graves sont orientés vers les hôpitaux de jour).
Voici trois demandes
parmi celles que j’ai reçues récemment2 :
– Mme G. souhaite que
je reçoive Marco, 14 ans, qui a imposé une fellation à son neveu de
5 ans.
– Mme B, infirmière
scolaire, souhaite que je reçoive Solène, 12 ans, qui a accepté de
faire une fellation à un « camarade » afin de pouvoir récupérer son portable
qu’il lui avait volé.
– Marlène, 13
ans, s’est rendue à un rendez-vous proposé par son « amoureux », 15
ans. Celui-ci lui a tendu un piège : il l’a violée et fait violer par 5
copains puis a posté la vidéo sur Snapchat.
J’ai également vu la
mère de Ryan, 13 ans. Elle a découvert que son fils faisait avec sa
demi-sœur de 12 ans « des trucs qu’il avait vus sur le
portable » de celle-ci. Ryan et Samantha ont pris l’habitude de regarder du
porno ensemble. Ryan enchaîne depuis peu les comportements obscènes à l’école.
Les résultats scolaires de Samantha ont chuté, ses professeurs disent
qu’elle « a l’air perdue ».
Et voici ce que m’ont
raconté les infirmières scolaires et les principaux de collège qui ont fait
appel à moi pour des conférences3 :
–
Des garçons mineurs qui piègent une fille, la font violer par des copains et
filment la scène puis envoient la vidéo sur des réseaux sociaux.
–
Des garçons de maternelle qui se ruent sur un autre enfant pour le déshabiller,
– Un groupe de 10
garçons en CM2 (10 ans) retrouvés en train de se masturber devant une
vidéo (visionnée sur le portable d’un enfant) alors que la maîtresse s’était
absentée quelques instants pour conduire une enfant à l’infirmerie,
– Des fellations, des
attouchements, des pratiques sexuelles diverses et variées auxquelles se
soumettent des collégiennes de 5e, 4e, 3e moyennant rétribution : de l’argent, un sac de
marque, des échantillons de parfum…
« Je suis comme un chirurgien devant qui
on amènerait de grands accidentés de la route : il y a un stade où je ne peux
plus réparer. »
Dommages irréparables
Ces
parents, ces enseignants voudraient que je répare leur enfant, leurs élèves
cassés, meurtris. Mais que puis-je faire ? Rien. En psychologie, on peut
réparer ce qui était déjà présent et solide.
La
jeune fille traitée comme un objet par les garçons qui l’ont violée en gardera
des stigmates psychiques toute sa vie. Ni elle ni le garçon délicat qui tombera
plus tard amoureux d’elle ne parviendront à vivre une sexualité épanouie,
c’est-à-dire une expérience où sentiment amoureux et désirs se conjuguent.
Le
garçon violeur et ses copains seront eux aussi des handicapés de la relation
amoureuse. Leur sexualité alternera entre séance de masturbation devant du
porno et panne de séduction. Le porno inculque chez l’adolescent une sexualité
solipsiste et aliénante où l’autre n’est jamais qu’un outil de satisfaction. À
ce titre, le cybersexe remplit parfaitement le besoin qu’il a créé.
Les
gamines qui se sont prostituées pour obtenir des sacs de marque ou quelques
échantillons de parfums sont entrées dans une logique de dissociation : leur
corps est une maison qu’elles ont désertée.
En
clair, il existe des situations où l’exercice de mon métier est rendu
impossible. Je suis comme un chirurgien devant qui on amènerait de grands
accidentés de la route : il y a un stade où je ne peux plus réparer. Et je ne
me résous pas à me taire devant le massacre de tant d’innocents.
Car il existe un moyen
simple de lutter contre ce fléau, un geste-barrière : empêcher l’accès
des mineurs au portable connecté, proposer un âge limite d’accès à
cet objet, nullement indispensable au développement cognitif et affectif de
l’enfant et de l’adolescent.
Des « tentatives » de
lutte contre ce virus ont déjà été tentées mais elles n’ont pas fonctionné. Au
Royaume-Uni, en 2018, le gouvernement prévoyait l’instauration d’un « porn pass » pour l’année suivante : un code à
16 chiffres fourni par les marchands de journaux aux personnes ayant prouvé
leur majorité, permettant d’accéder aux sites pornographiques. La mesure
envisageait aussi de vérifier l’âge légal via les codes de cartes bancaires.
Aujourd’hui, cette mesure a définitivement été abandonnée.
En
Allemagne, depuis 2015, une loi similaire a obligé MindGeek, la société gérant
Pornhub, YouPorn et Redtube, à vérifier l’âge de son audience. Sans grand
succès. En 2016, 49% des Allemands de 6 à 13 ans disaient avoir été exposés de
manière accidentelle à du contenu pornographique.
En
réalité, l’avènement de l’internet s’est accompagné d’une constatation amère
pour la plupart des démocraties : il est quasiment impossible de légiférer sur
le contenu pornographique sans risquer d’être soupçonné de vouloir empiéter sur
les libertés individuelles. En 2013, l’Islande a dû abandonner son ambition
d’interdire la totalité de la pornographie en ligne. Plus récemment, en 2015,
l’Inde, qui avait tenté de bloquer 850 sites pornographiques jugés « répréhensibles
», a, elle aussi, été contrainte de faire machine arrière.
En
France, le président Emmanuel Macron tente de trouver des parades pour éviter
que les mineurs ne puissent accéder aux sites porno un peu trop facilement. Le
20 novembre 2019, à l’occasion de la Journée mondiale de l’enfance, le
président de la République a précisé ses deux demandes :
– Les plateformes
donnant accès aux sites porno devraient activer un contrôle parental
systématique. Elles ont « six
mois pour le faire ». Les «
acteurs de l’internet » ont donc
quelques mois « pour proposer (au gouvernement) des
dispositions robustes ». Dans le cas
contraire, ce sera le législateur qui l’imposera par la loi.
– Une généralisation
des « dispositifs
de vérificateur d’âge efficaces sur les sites pornographiques », sous peine de blocage sur décision des juges. À
mettre en place par les sites pornographiques eux-mêmes.
« Pourquoi les ministères de l’Éducation
et de la Santé ne légiféreraient-ils pas sur un âge légal d’accès au portable ?
»
Impunité des
plateformes
Pourquoi les demandes
adressées aux plateformes afin qu’elles contrôlent l’âge de leurs usagers
sont-elles nécessairement vouées à l’échec ? Peut-on demander aux viticulteurs
de s’occuper de la prévention en matière d’alcoolisme ? C’est de sa gratuité,
de sa facilité d’accès que le porno tire ses profits4. Or, ses profits baisseraient dramatiquement s’il
devenait payant. Le principe de la gratuité est simple : sa facilité d’accès
sur le Net, son omniprésence permet d’attirer dans ses mailles des millions
d’utilisateurs, d’ancrer très tôt une addiction, un besoin compulsif. Là où
surgit un problème, c’est quand cet ancrage concerne un mineur, en particulier
un enfant, qui se trouve à un âge où la maîtrise des pulsions est inexistante,
où le développement psycho-sexuel est en germe. L’accès des bars à vins est
interdit aux mineurs, la vente d’alcool aussi. En théorie, l’accès des mineurs
au porno est interdit par la loi : article 227-24 du Code pénal. En pratique,
cette loi n’est jamais appliquée. «
Depuis 10 ans, des sites de streaming peuvent en toute impunité enfreindre
cette loi (l’article 227-24 du Code pénal interdisant de diffuser du porno
accessible aux mineurs) en combinant gratuité et accessibilité à n’importe
quelle personne, y compris mineure »,
déclare Ovidie, actrice de porno. « Une
dizaine de ces sites sont responsables de 95% de la consommation de porno dans
le monde. (…) Le grand débat aujourd’hui est simplement de comprendre pourquoi
on n’applique pas la loi. »
Une
fois encore, les intérêts économiques l’emportent sur l’intérêt de l’enfant.
Pourtant, les effets secondaires de cette « porno-pandémie » sont désastreux
chez l’enfant et le jeune adolescent. Chez le jeune enfant exposé à ces
contenus, on observe des troubles somatiques graves : vomissements, maux de
ventres, anorexie, troubles du sommeil, tentative de suicide, troubles des
conduites (l’enfant tente subitement de reproduire sur un plus jeune ce qu’il a
vu). Chez l’adolescent, on note aussi des troubles des conduites graves,
c’est-à-dire des passages à l’acte, mais aussi l’enfermement dans une sexualité
compulsive de type masturbatoire, un repli sur soi, une perte de l’estime de
soi, un désinvestissement scolaire.
Et
répétons-le, en tant que professionnels de la santé, nous sommes impuissants à
« réparer » ce qui a été cassé avant d’avoir pu éclore. Nous sommes d’autant
plus impuissants que nous travaillons dans un contexte socioéconomique qui
favorise implicitement cette pandémie, en ne sanctionnant jamais ceux qui
transmettent le « virus » aux enfants.
Dès
lors, puisque les demandes de « coopération » adressées aux plateformes
numériques diffusant ce type de contenu ne fonctionnent pas, pourquoi les
ministères de l’Éducation et de la Santé ne légiféreraient-ils pas sur un âge
légal d’accès au portable ? En s’alignant par exemple sur l’âge de la majorité
numérique, c’est-à-dire 15 ans ?
Sabine Duflo
Psychologue clinicienne et
thérapeute familiale
Membre du comité d’experts Jeune public au CSA
Fondatrice de la campagne de prévention « 4 pas pour mieux avancer »
Membre du collectif CoSE
Autrice de Il ne décroche pas des écrans ! (Marabout/Pocket, 2020)
1 https://www.f2rsmpsy.fr/les-prises-charge-ambulatoires-services-psychiatrie.html En
2014, les CMP enfants et ados ont pris en charge 415.000 enfants et
adolescents. En 2015, les trois quarts des actes réalisés en psychiatrie sont
des entretiens et 60% sont effectués en centre médico-psychologique.
2 Psychologue
en centre médico-psychologique, je suis amenée à recevoir des enfants et des
adolescents souffrant de troubles psychiques variés et d’une certaine façon «
communs » (les cas les plus graves sont orientés vers les hôpitaux de jour).
3 À
côté de mon travail en CMP, j’interviens régulièrement dans des écoles et
collèges pour informer les parents et les enseignants des effets d’un usage non
contrôlé des écrans.
4 En
France, au moins 6 personnes sur 10 (tous âges confondus) ont déjà surfé sur un
site porno. Source : Ifop, Les goûts et les usages des
Français en matière de pornographie, avril 2014.
Cet article a été publié en ligne sur le site l’arrière cour une news letter indépendante de l’agglomération lyonnaise (site de l’arrière cour)