Plusieurs rapports sur l’effet de l’exposition des enfants et des jeunes aux écrans ont exploré les effets en terme d’usage et opposent simplement les usages « passifs » (exemple : « être passif comme dans les films » ) et les usages actifs (exemple : « comme dans les jeux vidéo ») [1]. Mais il existe aussi aujourd’hui avec les nouveaux écrans une action de l’outil numérique vers l’utilisateur qui n’est pas inclus dans ce terme. L’interactivité n’est plus seulement dans le fait que l’objet numérique réagisse à l’action de l’utilisateur (comme avec un jeu vidéo ou une application éducative). L’objet numérique lui-même initie, modifie ou influence les comportements de l’enfant et de sa famille dans telle ou telle direction.
Les nouvelles problématiques du « persuasive design ».
Les études montrent que l’une des activités principales des enfants est aujourd’hui le visionnage de vidéos en streaming [2]. Or les plateformes comme YouTube utilisent différentes stratégies de captation de l’attention connues sous le terme de « persuasive design » [3]. Elles « obligent » par exemple à agir pour « refuser » de voir un autre épisode quand le premier arrive à sa fin sinon celui-ci démarre automatiquement après quelques secondes. Si ceci est éventuellement « déparamétrable », il faut aux parents rechercher dans les différents menus l’endroit où décocher cette option… La plateforme sélectionne et met en avant les contenus « qui pourraient plaire » et réduit de ce fait le choix de l’utilisateur.
Les réseaux sociaux utilisent eux aussi différentes stratégies pour retenir l’utilisateur
Les jeux de plateforme en ligne envoient régulièrement des notifications pour inciter à revenir jouer. Les « loot box » sont des « boites à butin » qui apparaissent de façon aléatoire dans certains jeux vidéos et incitent le joueur à payer pour obtenir des bonus indispensables à une bonne progression dans le score…
Ces nouvelles stratégies de persuasive design sont de plus en plus fréquentes et concourent probablement à l’augmentation observée du temps d’écran. Elles sont utilisées chez les plus grands mais aussi chez les tout petits (exemple youtube kid).
La question de la captation des données numériques et de l’exposition aux publicités
De façon plus générale beaucoup d’applications récupèrent les données de l’utilisateur pour « adapter » l’expérience client mais aussi cibler les publicités qui sont proposées. Ces procédés de récupération sont utilisés aussi sur des application réservées aux enfants [4] ; quant à la publicité elle est présente dans la plupart des applications destinées aux enfants y compris lorsqu’elles sont classées dans la catégorie « éducative »[5] .
L’académie américaine de pédiatrie a publié récemment des recommandations sur ces problématiques de confidentialité des données et de présence accrue parfois hors régulation de publicité (exemple : Youtube) et de leur impact sur la santé des enfants. [6], [7] [8] [9].
De la télévision en arrière-plan au concept plus large de « technoférence ».
On sait depuis longtemps que la télévision en arrière-plan fractionne le jeu de l’enfant présent dans la même pièce (alors même qu’il ne la regarde pas) et diminue les échanges entre parents et enfants (Tiffany Pempek)[10], [11]. De façon équivalente,Tiffany Munzer et Gabrielle Trouse ont montré au cours de périodes de lecture partagées avec le parent que le livre numérique s’il est trop « interactif » diminue les échanges entre parent et enfant et finit par gêner sa compréhension [12], [13]. La même distraction dans les interactions parents/enfant a été observée quand le jouet numérique est trop attractif [14], [15] .Dans une étude récente Tiffany Munzer montre aussi que les enfants pleurent plus après l’arrêt de l’utilisation d’une tablette animée qu’après l’arrêt de l’utilisation d’un livre équivalent [16].
L’objet numérique utilisé par les parents risque aussi d’interférer profondément dans la relation parent enfant. Chez le plus petit, Sarah Mirusky et plus récemment Laura Stockdale ont reproduit des expériences basées sur le paradigme du « Still face » développé par Edward Tronick (voir la vidéo en cliquant ici) [17]–[19] . L’expérience originale comprend trois phases : une première de jeu libre (Free Play), une seconde de deux minutes d’arrêt brutal des interactions entre la mère et l’enfant – la maman garde le visage figé et ne répond pas aux sollicitations de l’enfant- (Still Face) puis une dernière phase où la maman reprend contact et restaure les interactions (Reunion Phase). L’enfant montre dans la phase de still face différentes réactions de stress qui diminuent ensuite progressivement lors de la phase de réunion. Deux études ont reproduit cette expérience en demandant à la maman de cesser la relation en s’occupant de leur portable durant les deux minutes de Still Face (voir un exemple vidéo en cliquant ici) [10 ,12]. Les réactions observées sont assez comparables à celles de l’expérience originale. Cependant chez les mamans qui rapportent utiliser souvent leur portable en présence de leur bébé, la réaction à cette expérience diffère selon l’âge. Les enfants de moins de neuf mois montrent des réactions fortes alors que chez les enfants plus âgés ces réactions sont diminuées évoquant ce qui est observé au cours de la même expérience avec des mamans déprimées.
Chez des enfants plus grands, Jessa Reed puis Jenny Radesky et Brandon Mc daniel ont montré l’existence d’une interférence des objets numériques dans les interactions familiales qu’ils ont appelés la « Technoférence ». Jessa Reed a montré que si le parent répondait au téléphone durant une expérience d’apprentissage de mots en laboratoire ce mot n’était pas appris [20]. Jenny Radesky a observé au cours de repas pris au restaurant que les relations familiales étaient impactées par l’utilisation du portable [21], [22]. Elle a confirmé cet impact en laboratoire [23] . Brandon McDaniel a étudié tout d’abord l’effet négatif du portable dans les relations entre parents [24]. Il a montré ensuite avec Jenny Radesky chez l’enfant que cette technoférence avait aussi un retentissement sur le bien être émotionnel du plus grand [25]–[27]. Une méta-analyse récente a confirmé la corrélation entre télévision en arrière-plan et retard de langage[28]. Dans une étude publiée cette année Andrew Ribner, Rachel Barr et Deborah Nichols retrouvent bien cette corrélation mais montrent aussi que celle-ci est médiée par l’effet sur la self-régulation : les auteurs suggèrent que c’est à cause des interruptions répétées dans les processus de régulation émotionnelle entre parents et enfants (comme cela d’ailleurs a été montré plus haut dans les expériences de Still Face) que l’objet numérique perturbe les interactions et les progrès cognitifs de l’enfant [29].
Les nouveaux objets numériques ont des effets qui semblent plus importants tant sur l’attention que sur les interactions familiales. Il est donc important de considérer ces effets indépendants de l’usage pour évaluer les possibles effets négatifs des écrans sur l’enfant et sa famille.
[1] « L’enfant, l’adolescent, la famille et les écrans – Appel à une vigilance raisonnée sur les technologies numériques | Rapports, ouvrages, avis et recommandations de l’Académie | Assurer un rôle d’expertise et de conseil ». https://www.academie-sciences.fr/fr/Rapports-ouvrages-avis-et-recommandations-de-l-Academie/enfant-ecrans-technologies-numeriques.html (consulté le nov. 09, 2020).
[2] « The common sense census: media use by kids zero to eight ». common sense media inc, 2017, [En ligne]. Disponible sur: https://www.commonsensemedia.org/sites/default/files/uploads/research/csm_zerotoeight_fullreport_release_2.pdf.
[3] B. J. Fogg et D. Eckles, « The Behavior Chain for Online Participation: How Successful Web Services Structure Persuasion », in Persuasive Technology, 2007, p. 199‑209.
[4] « Developer of Apps Popular with Children Agrees to Settle FTC Allegations It Illegally Collected Kids’ Data without Parental Consent », Federal Trade Commission, juin 04, 2020. https://www.ftc.gov/news-events/press-releases/2020/06/developer-apps-popular-children-agrees-settle-ftc-allegations-it (consulté le nov. 11, 2020).
[5] M. Meyer, V. Adkins, N. Yuan, H. M. Weeks, Y.-J. Chang, et J. Radesky, « Advertising in Young Children’s Apps: A Content Analysis », J Dev Behav Pediatr, oct. 2018, doi: 10.1097/DBP.0000000000000622.
[6] J. Radesky, Y. L. R. Chassiakos, N. Ameenuddin, D. Navsaria, et COUNCIL ON COMMUNICATION AND MEDIA, « Digital Advertising to Children », Pediatrics, juin 2020, doi: 10.1542/peds.2020-1681.
[7] A. J. Campbell, « Children’s Privacy Laws Must Be Strengthened and Enforced », JAMA Pediatr, p. e203393‑e203393, sept. 2020, doi: 10.1001/jamapediatrics.2020.3393.
[8] F. Zhao, S. Egelman, H. M. Weeks, N. Kaciroti, A. L. Miller, et J. S. Radesky, « Data Collection Practices of Mobile Applications Played by Preschool-Aged Children », JAMA Pediatr, p. e203345‑e203345, sept. 2020, doi: 10.1001/jamapediatrics.2020.3345.
[9] Y. Verhellen, C. Oates, P. De Pelsmacker, et N. Dens, « Children’s Responses to Traditional Versus Hybrid Advertising Formats: The Moderating Role of Persuasion Knowledge », J Consum Policy, vol. 37, no 2, p. 235‑255, juin 2014, doi: 10.1007/s10603-014-9257-1.
[10] H. L. Kirkorian, T. A. Pempek, L. A. Murphy, M. E. Schmidt, et D. R. Anderson, « The impact of background television on parent-child interaction », Child Dev, vol. 80, no 5, p. 1350‑1359, oct. 2009, doi: 10.1111/j.1467-8624.2009.01337.x.
[11] T. A. Pempek, H. L. Kirkorian, et D. R. Anderson, « The Effects of Background Television on the Quantity and Quality of Child-Directed Speech by Parents », Journal of Children and Media, vol. 8, no 3, p. 211‑222, juill. 2014, doi: 10.1080/17482798.2014.920715.
[12] T. G. Munzer, A. L. Miller, H. M. Weeks, N. Kaciroti, et J. Radesky, « Differences in Parent-Toddler Interactions With Electronic Versus Print Books », Pediatrics, mars 2019, doi: 10.1542/peds.2018-2012.
[13] G. A. Strouse et P. A. Ganea, « Parent–Toddler Behavior and Language Differ When Reading Electronic and Print Picture Books », Front Psychol, vol. 8, mai 2017, doi: 10.3389/fpsyg.2017.00677.
[14] A. V. Sosa, « Association of the Type of Toy Used During Play With the Quantity and Quality of Parent-Infant Communication », JAMA Pediatr, vol. 170, no 2, p. 132‑137, févr. 2016, doi: 10.1001/jamapediatrics.2015.3753.
[15] J. S. Radesky et D. A. Christakis, « Keeping Children’s Attention: The Problem With Bells and Whistles », JAMA Pediatr, vol. 170, no 2, p. 112‑113, févr. 2016, doi: 10.1001/jamapediatrics.2015.3877.
[16] T. G. Munzer, A. L. Miller, Y. Wang, N. Kaciroti, et J. S. Radesky, « Tablets, toddlers and tantrums: The immediate effects of tablet device play », Acta Paediatr., juill. 2020, doi: 10.1111/apa.15509.
[17] S. Myruski, O. Gulyayeva, S. Birk, K. Pérez-Edgar, K. A. Buss, et T. A. Dennis-Tiwary, « Digital disruption? Maternal mobile device use is related to infant social-emotional functioning », Dev Sci, vol. 21, no 4, p. e12610, juill. 2018, doi: 10.1111/desc.12610.
[18] J. Mesman, M. H. van IJzendoorn, et M. J. Bakermans-Kranenburg, « The many faces of the Still-Face Paradigm: A review and meta-analysis », Developmental Review, vol. 29, no 2, p. 120‑162, juin 2009, doi: 10.1016/j.dr.2009.02.001.
[19] L. A. Stockdale et al., « Infants’ response to a mobile phone modified still-face paradigm: Links to maternal behaviors and beliefs regarding technoference », Infancy, vol. 25, no 5, p. 571‑592, sept. 2020, doi: 10.1111/infa.12342.
[20] J. Reed, K. Hirsh-Pasek, et R. M. Golinkoff, « Learning on hold: Cell phones sidetrack parent-child interactions. », Developmental Psychology, vol. 53, no 8, p. 1428‑1436, août 2017, doi: 10.1037/dev0000292.
[21] J. S. Radesky et al., « Patterns of mobile device use by caregivers and children during meals in fast food restaurants », Pediatrics, vol. 133, no 4, p. e843-849, avr. 2014, doi: 10.1542/peds.2013-3703.
[22] A. Kiefner-Burmeister, S. Domoff, et J. Radesky, « Feeding in the Digital Age: An Observational Analysis of Mobile Device Use during Family Meals at Fast Food Restaurants in Italy », Int J Environ Res Public Health, vol. 17, no 17, août 2020, doi: 10.3390/ijerph17176077.
[23] J. Radesky, A. L. Miller, K. L. Rosenblum, D. Appugliese, N. Kaciroti, et J. C. Lumeng, « Maternal mobile device use during a structured parent-child interaction task », Acad Pediatr, vol. 15, no 2, p. 238‑244, avr. 2015, doi: 10.1016/j.acap.2014.10.001.
[24] B. T. McDaniel, A. M. Galovan, J. D. Cravens, et M. Drouin, « “Technoference” and Implications for Mothers’ and Fathers’ Couple and Coparenting Relationship Quality », Comput Human Behav, vol. 80, p. 303‑313, mars 2018, doi: 10.1016/j.chb.2017.11.019.
[25] B. T. McDaniel et J. S. Radesky, « Technoference: longitudinal associations between parent technology use, parenting stress, and child behavior problems », Pediatr. Res., vol. 84, no 2, p. 210‑218, 2018, doi: 10.1038/s41390-018-0052-6.
[26] B. T. McDaniel et J. S. Radesky, « Technoference: Parent Distraction With Technology and Associations With Child Behavior Problems », Child Dev, vol. 89, no 1, p. 100‑109, janv. 2018, doi: 10.1111/cdev.12822.
[27] B. T. McDaniel et J. S. Radesky, « Longitudinal Associations Between Early Childhood Externalizing Behavior, Parenting Stress, and Child Media Use », Cyberpsychol Behav Soc Netw, févr. 2020, doi: 10.1089/cyber.2019.0478.
[28] S. Madigan, B. A. McArthur, C. Anhorn, R. Eirich, et D. A. Christakis, « Associations Between Screen Use and Child Language Skills: A Systematic Review and Meta-analysis », JAMA Pediatr, mars 2020, doi: 10.1001/jamapediatrics.2020.0327.
[29] A. D. Ribner, R. F. Barr, et D. L. Nichols, « Background media use is negatively related to language and literacy skills: indirect effects of self-regulation », Pediatr. Res., juin 2020, doi: 10.1038/s41390-020-1004-5.