Notes de lecture du docteur Bossière : « La séduction pornographique » de Romain ROSZAK, édition L’échappée, 2021

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En préambule, rappelons que la pornographie s’immisce dans la vie des enfants de plus en plus tôt. L’âge moyen de première exposition au porno est de 10 ans ; 10 ans, c’est l’âge moyen, certains enfants vont en visionner plus tôt. Des animateurs de temps périscolaire témoignent, et voient en cours de récréation des petits mimer des scènes porno. A la fin du collège, 100% des enfants auront vu du porno : voilà encore un contenu inadapté du numérique !
Romain ROSZACK, professeur agrégé de philosophie, analyse d’un point de vue marxiste la production industrielle florissante de la pornographie. Il n’entre pas dans une analyse plus ou moins moralisatrice du contenu pornographique, et préfère en faire une analyse politique. Il la décrit comme produit du libéralisme selon lequel refuser la pornographie serait ringard, ne serait pas moderne ni décomplexé, alors que les contenus pornographiques pourraient et devraient être analysés du point de vue des conditions de production, et du discours qui l’accompagne.
Pour l’industrie porno, il semble admis que ni la consommation, ni la production ne puissent constituer un mal en soi. Chacun conduit sa vie, le capitalisme préfère la liberté d’entreprendre (la production) et de consommer (la liberté du client). La tolérance vis-à-vis de la pornographie garantit à ceux qui la prônent qu’ils sont dans le camp de la liberté d’expression en général, voire de la liberté tout court. La défense de la pornographie n’a aucune considération pour les conditions de production, les conditions de travail des acteurs. La promotion légitime l’idée que c’est la méthode à suivre pour libérer son corps de toute entrave sociale et religieuse, en y incluant la thématique libertaire. « Le désir doit être libéré » : encore une confusion entre désir et pulsion !
C’est une des premières marchandises consommées mondialement, compte tenu de son volume entre 15 à 30 % de la bande passante mondiale et de ce qu’elle rapporte (la production mondiale estimé à 100 milliards de dollars en 2006) ; cette consommation n’est plus du tout encadrée par la loi, comme c’est malheureusement le cas que il s’agit de produits diffusés sur internet. Un marché de niche au départ a fini par s’imposer comme un produit et une conduite très ordinaires. La consommation illimitée implique une production qui s’enracine soit dans le trafic mafieux, soit dans la contrainte générale au salariat, soit dans l’auto exploitation. La pornographie comme produit de consommation soi-disant gratuite et illimitée ignore ses conditions de production, et ses codes de publicité.
Le capital a donc réussi à investir le désir sexuel individuel, il a travaillé à rendre les humains de plus en plus excitables, et de plus en plus excités.

Si le livre de Romain ROSZAK n’évoque pas la problématique de la pornographie au regard de l’âge des consommateurs, et en particulier de la construction naissante de la sexualité adolescente, on peut dire que la rencontre avec la brutalité du sexe précède donc le déploiement dans l’imaginaire de la sexualité génitale, pouvant provoquer des « fixations précoces », ce que certains décrivent comme une empreinte, une empreinte traumatique, à vie.
Par son absence d’esthétisme et de créativité, la pornographie aurait ainsi une fonction
antifantasme, qui évacue la dimension affective de la sexualité, et celle du consentement. Alors que l’imaginaire, et donc la pensée, occupe une grande place dans les rapports sexuels et amoureux, la pornographie les réduit aux sexes (visibles, réels) et à un acte envisagé sous l’angle de la performance en deçà de toute dimension affective. C’est la possibilité même de penser, rêver la sexualité qui est ici annulée, avec le risque de l’agir abruptement dans la réalité. La pornographie répond à la dimension du besoin, impérieux, en utilisant le sexe comme un « vulgaire » objet de consommation. Elle évacue les notions de rencontre, d’attirance, de séduction, les rapports amoureux sont totalement absents des scénarios ; l’acte s’opère directement, impulsivement, sans dialogue, sans préliminaires et surtout sans sentiment.

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            Commentaires

« La séduction pornographique » n’évoque pas du tout la consommation adolescente de pornographie et n’envisage pas un quelconque jugement moral. Néanmoins, la dimension de minorité oblige à envisager différemment la consommation en accès libre de l’adolescent mineur : un enfant n’est pas un adulte en miniature. La responsabilité du soin incombe aux adultes que nous sommes.

La curiosité de l’adolescent pour la sexualité est habituelle et normale : ce qu’on appelle la « pulsion scopique » est naturel, c’est à dire la recherche de compréhension de l’énigme sexuelle, mais elle est renforcée sur internet par la captation de l’attention réalisée et recherchée par les algorithmes des plateformes.
A défaut d’informations diffusées largement et tranquillement par des adultes formés, les adolescents vont trouver des réponses sur internet, et en particulier dans la pornographie. Mais sont-elles adaptées ? Quels risques y sont attachés ? Quelle en est la toxicité ?
Les stéréotypes - l’atteinte de l’image de soi

Alors que le processus adolescent implique la recherche de nouveaux modèles identificatoires, promesses de l’identité sexuée, l’adolescent ne trouve dans la pornographie qu’un amas de chairs morcelées et de figures stéréotypées quant à l’homme hyper viril et dominateur, et la femme soumise, toujours consentante…
Comment l’adolescent peut-il s’approprier et investir son corps, dont les dimensions et les exploits s’écartent tant de l’« idéal » pornographique ? Corps masculin parfait, sexe infatigable, corps féminin totalement épilé, renvoyant à un corps d’enfant. Il n’est pas rare de voir émerger certaines angoisses quant à l’apparence ou aux performances du corps, tantôt sous l’angle de la franche dévalorisation, tantôt dans des tentatives exagérées de conformité aux modèles véhiculés.
Le caractère stéréotypé des représentations entraine une demande accrue de chirurgie esthétique des organes génitaux externes chez les jeunes filles. Elle empêche les relations sexuelles entre corps non formatés, qui pour répondre aux « standards » doivent être totalement épilés chez les filles, bodybuildés et hyperperformants sexuels chez les garçons : source donc de dévalorisation de soi chez la plupart des adolescents qui se voient comme non conformes.
En réponse à leurs questionnements, voire à leurs fêlures intimes, certains adolescents pensent trouver dans le mirage de la pornographie, une source intarissable d’informations, un guide des « bonnes pratiques » en matière de sexualité. Alimentant à la fois l’excitation et son soulagement, tout en faisant l’impasse sur le fantasme et la relation, la pornographie finirait par aliéner les adolescents les plus fragiles. Les plongeant dans l’obscène, souvent sans leur permettre de rencontrer l’interdit, elle risque de les désensibiliser peu à peu à l’érotisme intersubjectif, au plaisir du lien, et entraîner un clivage entre affectivité et sexualité.

La thèse soutenue par Freud quant à la séduction traumatique était celle d’une effraction de la psyché par un impensable. L’onde de choc de cette effraction, « son souvenir, dit Freud, agit à la manière d’un corps étranger qui longtemps encore après son irruption, continue à jouer un rôle actif ». Ça peut paraitre une tentative paradoxale que de vouloir retirer cette épine irritative qui s’enfonce toujours plus loin dans la psyché, en répétant à l’infini le visionnage de telles scènes : tenter de se soigner en s’intoxiquant davantage ! C’est probablement ce qui se passe pour les enfants qui deviennent « addicts » au porno, ils tentent de comprendre ce qui est incompréhensible.

Quel effet sur les enfants et la production d’eux-mêmes comme êtres sexuels ?
Les cliniciens témoignent des effets du porno sur la conception de la sexualité chez les jeunes, et des rapports dits « amoureux » qui le sont de moins en moins. L’enquête scientifique publiée en novembre 2024 par l’Inserm et l’ANRS sur la vie affective et sexuelle en France « dresse un tableau de l’ampleur des violences sexuelles qui demeure inquiétant ». Ainsi, 29,8 % en 2023 de femmes de 18 à 69 ans ont déclaré avoir subi un rapport forcé ou une tentative de rapport forcé, contre 15,9 % en 2006 : soit deux fois plus !
Les rapports amoureux sont donc un lieu d’appropriation par le capitalisme qui transforme le scène sexuelle en lieu de performance, de narcissisme, où disparait l’existence de l’autre. Le lieu de la scène sexuelle est marquée de violences, d’autant plus d’ailleurs que les protagonistes sont jeunes. Plus les filles sont jeunes, plus elles se font cracher dessus, étouffer, gifler lors d’un rapport sexuel. Où donc les jeunes gens apprennent-ils cela ?
Cette conception de la sexualité a éliminé le désir, la différAnce, la sensualité, le consentement, au profit d’une conception mécaniciste du corps, et du refus de discipliner ses pulsions.

Cette consommation pornographique construit comme une empreinte dans la sexualité des garçons et des filles, dont, comme toute empreinte, il est bien difficile de se défaire. La mauvaise estime de soi, les sentiments dépressifs, les tentatives de suicide, sont en nette augmentation, en particulier chez les 10-11 ans. Les médias relaient régulièrement le mauvais état de santé mentale des jeunes français. On parle beaucoup de la responsabilité des réseaux sociaux, mais la pornographie joue aussi son rôle.