Enfants et écrans : « La loi est indispensable quand les bonnes intentions ne suffisent plus ». CoSE écrit une tribune dans le Monde

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Tribune Le Monde

Collectif

Comme pour le tabac et l’alcool, le législateur doit intervenir pour encadrer l’exposition des enfants aux écrans, estime dans une tribune au « Monde » un collectif de professionnels de la santé de l’enfant.

Dans sa tribune parue dansLe Monde en février, le psychiatre Serge Tisseron suggère que la prévention des abus des écrans reposerait non pas sur la loi, mais plutôt sur le soutien à la parentalité et sur une meilleure politique de la ville. C’est oublier un élément important : les écrans ne sont pas des objets passifs.

Les nouveaux contenus et les algorithmes qui les génèrent agissent sur le comportement des utilisateurs et sont de ce fait plus nocifs que ne l’étaient les programmes de la télé d’antan, contrairement à ce qu’affirmait le rapport de l’Académie des sciences de 2013. Ces techniques d’influence et de récupération des données sont maintenant regroupées dans une nouvelle science, la « captologie », et sont déployées de façon cachée par les « dark patterns », avec un seul objectif : capter l’attention de l’utilisateur et, à son insu, l’exposer à des publicités ciblées.

Ces pratiques sont décrites de manière détaillée dans la dernière étude annuelle du Conseil d’Etat, consacrée à la régulation des médias sociaux. Inspirées de celles destinées à rendre les jeux d’argent addictifs, on les retrouve dans la majorité des plates-formes utilisées par les adultes (Facebook ou YouTube) car celles-ci reposent essentiellement sur ce modèle économique de publicité ciblée. En l’absence de régulation, ces procédés n’épargnent pas les plates-formes pour enfants.

La professeure de pédiatrie américaine Jenny Radesky montre, dans un article publié par la revue JAMA Pediatrics, que la publicité est omniprésente dans les contenus numériques qui sont destinés aux plus jeunes (y compris dans les applications « éducatives »), que les « conceptions manipulatrices » sont fréquentes, qu’elles touchent surtout les enfants les plus défavorisés et, enfin, qu’elles sont responsables d’une augmentation du temps d’écran…

Interférence des écrans dans les relations intrafamiliales

Comme le souligne le Conseil d’Etat, réguler s’avère indispensable, tant ces procédés sont addictifs et tant le rapport de force entre l’utilisateur et les médias est défavorable. Il faut passer par la loi pour rétablir l’équilibre. Dans une tribune parue en mai 2022 dans le journal Le Monde, le docteur Jean-David Zeitoun rappelle que la loi est indispensable quand les bonnes intentions ne suffisent plus : « Cette combinaison de régulation et de taxation a montré son efficacité contre le tabac, le plomb et la pollution de l’air (…). Inversement, les approches gentiment incitatives ont eu un impact faible ou nul. »

Nous, professionnels de l’enfance, de la santé et de l’éducation, alertons depuis plusieurs années sur les effets délétères des écrans. Une étude publiée en mars 2023 sur un échantillon représentatif national de 100 000 enfants américains est venue confirmer nos inquiétudes : les troubles du comportement, les retards de développement ou de langage, les troubles du spectre de l’autisme ou de l’attention sont d’autant plus fréquents que les temps d’écran des enfants sont élevés.

Lire aussi la tribune : Article réservé à nos abonnés « C’est en aidant les familles que nous éviterons que les écrans deviennent de nouvelles nounous »

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Plusieurs éléments sont en faveur d’une implication causale des écrans dans l’augmentation de ces troubles : un effet démultiplicateur dose-réponse particulièrement significatif a été observé, et l’exclusion des autres facteurs explicatifs plausibles a été réalisée dans l’analyse.

Différents mécanismes peuvent être à l’origine de ces effets délétères. Le temps passé sur les écrans est un temps volé aux autres activités nécessaires au développement cognitif et émotionnel de l’enfant : interactions sociales, motricité et jeux libres, sommeil.

Le second mécanisme est celui de la « technoférence », qui désigne l’interférence des écrans dans les relations intrafamiliales. Avec les nouveaux écrans mobiles, le constat s’impose : quand le parent utilise son téléphone, il n’est plus disponible pour son enfant. Or ce sont dans ces échanges que se construisent l’attachement, le langage et la régulation émotionnelle.

Trois heures par jour chez les 0-2 ans

Des travaux menés avec des parents « accros » à leur portable et leurs nourrissons sont particulièrement alarmants, tant ces interactions précoces sont primordiales pour le développement psychomoteur et la construction du lien parent-bébé. Ces effets se conjuguent et se potentialisent : les enfants qui passent trop de temps devant les écrans, sont aussi ceux dont les parents font de même.

Les dernières données moyennes concernant les temps cumulés de smartphone, TV, tablette et ordinateur (enquête Ipsos 2022) donnent le vertige : trois heures par jour chez les enfants de 0-2 ans ; trois heures quarante minutes chez les 3-6 ans ; quatre heures quarante minutes chez les 7-10 ans ; huit heures et demie chez les 11-14 ans et dix heures chez les 15-17 ans ! Que reste-t-il alors aux activités dans le monde réel ?

Les constats de terrain comme les études scientifiques convergent. Il est maintenant temps que le législatif prenne le relais. Arrêtons de faire porter la responsabilité individuelle aux parents et soutenons la responsabilité collective de l’exposition des enfants aux écrans par la loi comme le législateur l’a déjà fait pour l’alcool ou le tabac.

En attendant les lois ambitieuses de régulation européenne des plates-formes (Digital Services Act et Digital Markets Act), la proposition de loi déposée en mars par les députées Caroline Janvier et Aurore Bergéne risque pas de devenir « une loi de bonne conscience »,comme l’affirmait Serge Tisseron, mais peut au contraire être le premier pas vers une protection efficace des enfants contre les effets négatifs des écrans.

Liste des signataires : Lise Barthélémy, pédopsychiatre ; Marie-Claude Bossière, pédopsychiatre ; Enora De Gouvello, psychologue en protection de l’enfance ; Sylvie Dieu Osika, pédiatre ; Anne-Lise Ducanda, médecin de protection maternelle et infantile (PMI) ; Sabine Duflo, psychologue ; Bruno Harlé, pédopsychiatre ; Eric Osika, pédiatre ; Catherine Vidal, psychologue de l’éducation nationale.