Le monde : la surexposition des jeunes enfants aux écrans est un enjeu majeur de santé publique
Le Monde – 31 mai 2017
Cette tribune du monde écrite par les différents membres fondateurs du collectif Surexposition Ecrans est ce qui a lancé la création de notre collectif. C’est le texte fondateur de Cose; Nous y faisions état de cet enjeu majeur de santé publique que représente la surexposition aux écrans
TRIBUNE. Nous, professionnels de la santé et de la petite enfance, souhaitons alerter l’opinion publique des graves effets d’une exposition massive et précoce des bébés et des jeunes enfants à tous types d’écrans : smartphone, tablette, ordinateur, console, télévision.
Nous recevons de très jeunes enfants stimulés principalement par les écrans, qui, à 3 ans, ne nous regardent pas quand on s’adresse à eux, ne communiquent pas, ne parlent pas, ne recherchent pas les autres, sont très agités ou très passifs. La gravité de ces troubles nous conduit à réinterroger les éléments déjà exposés dans des articles précédents.
Captés ou sans cesse interrompus par les écrans, parents et bébé ne peuvent plus assez se regarder et construire leur relation. Les explorations du bébé avec les objets qui l’entourent, soutenues par les parents, sont bloquées ou perturbées, ce qui empêche le cerveau de l’enfant de se développer de façon normale.
Ces deux mécanismes – captation de l’attention involontaire et temps volé aux activités exploratoires – expliquent à eux seuls les retards de langage et de développement, présents chez des enfants en dehors de toute déficience neurologique.
Désorganisations du comportement
Mais comment comprendre les troubles plus graves que nous observons chez ces enfants présentant des symptômes très semblables aux troubles du spectre autistique (TSA) ?
Des absences totales de langage à 4 ans, des troubles attentionnels prégnants : l’enfant ne réagit pas quand on l’appelle, n’est pas capable d’orienter son regard vers l’adulte ni de maintenir son regard orienté vers l’objet qu’on lui tend hormis le portable.
Des troubles relationnels : l’enfant ne sait pas entrer en contact avec les autres. Au lieu de cela, il les tape, lèche, renifle… A ces désorganisations du comportement s’adjoignent parfois des stéréotypies gestuelles et, enfin, une intolérance marquée à la frustration surtout lorsqu’on enlève « son » écran à l’enfant.
Lorsque nous interrogeons les parents, nous découvrons trop souvent la place centrale des écrans dans la famille. L’enfant est en contact permanent avec les écrans : de façon directe ou indirecte, quand un écran est allumé dans la pièce où l’enfant se trouve, ou lorsque le parent regarde son portable mais ne regarde plus son enfant.
Que s’est-il passé qui conduise à un tableau si grave ? Une expérience cruciale en psychologie, celle du « Still Face » menée par le docteur Edward Tronick en 1975 aux Etats-Unis, peut nous aider.
Manque de stimulation et d’échanges humains
Des bébés d’environ 1 an communiquent avec leur parent (échanges de sourire, pointage, babillage mélodieux…). Puis on demande à ce dernier de se détourner de l’enfant et de revenir vers lui en lui présentant un visage sans expression émotionnelle pendant deux minutes. D’abord le bébé tente de relancer son parent avec des sourires orientés, des babillages modulés, un pointage pour partager une émotion.
Sans réponse du parent, il cherche à s’éloigner, à fuir ce qui est source de stress. Enfin il se désorganise : il émet des sons stridents, se jette en arrière, perd le contrôle de ses gestes. Il éprouve un état de stress intense.
En prolongeant l’expérience, on verrait très probablement le bébé se replier sur des gestes d’autostimulation, adopter un regard errant et ne plus répondre aux sollicitations humaines, trop stressantes car irrégulières.
Nous faisons l’hypothèse que des enfants de moins de 4 ans, présentant des symptômes proches des TSA, vivent depuis leur naissance des expériences de « Still Face »répétées par manque de stimulation et d’échanges humains suffisamment continus.
Un bébé pour lequel ne s’est pas constitué l’accordage primaire avec son parent, grâce auquel se synchronisent les regards, la voix et les gestes, ne peut se développer de façon normale. Il ne peut accéder à une conscience de soi et développer un langage humain de communication et d’échange avec l’adulte.
Lorsque nous demandons aux parents de retirer les écrans, nous observons des redémarrages : davantage de regards adressés, un temps d’attention prolongé, des échanges de sourires, un besoin de jouer, davantage de curiosité, un développement du langage.
Retard grave de développement
La surexposition aux écrans est pour nous une des causes de retard grave de développement sur laquelle nous pouvons agir de façon efficace.
Ces symptômes ont un coût pour la société qu’il est urgent d’évaluer. Aujourd’hui, ces enfants sont adressés systématiquement pour un bilan hospitalier puis pour une prise en charge multidisciplinaire et entrent dans le champ du handicap.
La première intention de tout professionnel de l’enfance devrait être de poser la question de l’exposition aux écrans.
Ce problème doit être un enjeu de santé publique.
Notre expérience de terrain nous montre que ce fait concerne tous les enfants quel que soit le milieu social dont ils sont issus, leur origine culturelle. Le même phénomène est observé dans tous les autres pays avec des campagnes de prévention déjà en cours. En Allemagne, elles ont lieu dans les crèches pour inciter les parents à regarder leur bébé ; à Taïwan, des amendes de 1 400 euros peuvent être imposées à un parent qui laisse son enfant de moins de 2 ans devant les écrans.
Afin de prévenir ces graves retards du développement chez les bébés et les jeunes enfants, nous demandons que des campagnes nationales issues des observations et des recommandations des professionnels du terrain, sans conflit d’intérêts – c’est-à-dire qui ne soient pas liés à l’industrie du numérique et de l’audiovisuel ou aient pu être rémunérés de façon directe ou indirecte par cette industrie – soient menées en France et diffusées dans tous les lieux de la petite enfance.
Nous demandons aussi que des recherches indépendantes soient menées par des professionnels du terrain, en coopération avec des chercheurs libres de tout conflit d’intérêts, dans tous les lieux publics de consultation de la petite enfance.
Les signataires: Dr Anne Lise Ducanda et Dr Isabelle Terrasse,médecins de PMI (protection maternelle infantile) au Conseil départemental de l’Essonne ; Sabine Duflo, psychologue et thérapeute familiale en pédopsychiatrie (CMP, EPS Ville-Evrard) ; Elsa Job-Pigeard et Carole Vanhoutte, orthophonistes (Val-de-Marne) cofondatrices de « Joue, pense, parle » ; Lydie Morel,orthophoniste, cofondatrice de Cogi’Act (Meurthe-et-Moselle) ; Dr Sylvie Dieu Osika, pédiatre à l’hôpital Jean Verdier de Bondy et Eric Osika,pédiatre à l’hôpital Ste Camille de Bry-sur-Marne ; Anne Lefebvre,psychologue clinicienne en pédopsychiatrie (CMP enfants et CMP adolescents, CHI 94) ; ALERTE(Association pour l’éducation à la réduction du temps écran, Dr Christian Zix, neuropédiatre, directeur médical du CAMSP de St-Avold (Moselle) ; Dr Lise Barthélémy,pédopsychiatre à Montpellier
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